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LVI
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Le véritable ami du livre dit avec affection : « mes bouquins » ; il ne dit pas avec une vanité ridicule : « mes livres… ma bibliothèque », à la façon des gens « comme il faut » pour qui une bibliothèque n’est qu’un meuble, comme la baignoire dont ils ne se servent pas et le piano dont ils ne jouent pas. Il préfère à tous les livres neufs, trop neufs parce que personne ne les ouvre, le vieux livre de travail fatigué par l’usage, avec lequel il a passé des heures. Il a pour lui les tendresses de Bérenger pour le vieil habit qu’il brossait depuis dix ans. Il sait qu’il ne peut avoir de compagnons plus agréables, d’amis plus fidèles que ses bouquins, et il ne s’en « débarrasse » pas en les vendant ou en les reléguant dans un grenier pour faire place au luxe conjugal de la chambre Louis XV et de la salle à manger hollandaise, le jour où il se met en ménage.

Tous les lettrés sont des bibliophiles. Ils aiment les livres qui ont été pour eux « le sel de la terre », qui les ont nourris spirituellement. Le roi d’Égypte Osymandias, qui forma 2.000 ans avant J.-C. une des premières bibliothèques, avait fait écrire à l’entrée ces mots : « Trésor des remèdes de l’âme ». Bien antérieurement, le respect de la pensée du livre avait été manifesté dans les récits chaldéens du déluge (Voir Littérature). Cléopâtre est citée parmi les bibliophiles célèbres pour l’intérêt qu’elle porta à la Bibliothèque d’Alexandrie.

On lit dans le Roman de Renart ces deux vers :

A desenor muert a bon droit
Qui n’aime livre ne croit.

(Celui-là meurt à bon droit déshonoré qui n’aime pas les livres et ne croit pas en eux.) C’est grâce aux bibliophiles que les livres condamnés ont pu être sauvés tant dans l’antiquité que dans les temps modernes. Jamais le livre n’eut tant d’ennemis que dans les premiers siècles du christianisme ; jamais il n’eut de plus ardents défenseurs. Les derniers philosophes grecs le transportèrent en Asie lorsque la persécution chrétienne s’acharna contre lui. C’est là que les Arabes retrouvèrent la pensée antique mutilée et qu’avant les humanistes de la Renaissance ils la recueillirent pour la rapporter en Europe. Les bibliophiles n’ont pas seulement sauvé le livre, ils ont rendu aussi le service immense de former des bibliothèques et de réunir des collections complètes et raisonnées des différentes époques et des divers genres.

Il ne faut pas confondre les bibliophiles avec les bibliomanes, maniaques qui aiment le livre uniquement pour le posséder et en tirer vanité. On a raillé, non sans raison, le bibliomane qui thésaurise le livre comme l’avare entasse de l’argent ; le plus souvent, il ne le lit pas et il en prive ceux à qui il serait utile car, bien entendu, il le prête encore moins qu’il ne le lit. Lucien envoyait un de ses opuscules : « À un ignorant qui formait une bibliothèque ». Dans la Nef des fous, Sébastien Brandt a fait figurer les fous bibliomanes. La Bruyère les a raillés dans son chapitre de « La Mode », des Caractères. Voltaire disait des beaux livres collectionnés par des ignorants de son temps :

Sacrés ils sont, car personne n’y touche.

Saint-Simon a parlé d’un comte d’Estrées qui ne lisait jamais et possédait 52.000 volumes réunis en ballots ! Il y a, parmi les bibliomanes, de nombreuses variétés de maniaques, ceux qui volent les livres, ceux qui les mutilent ou qui corrigent l’auteur en écrivant leurs réflexions dans les marges. Une espèce abondante est celle des obscénophiles qui recherchent l’obscénité dans les livres. La librairie fait un commerce important et particulièrement lucratif des spécialités réclamées par ces malades.

C’est l’exploitation de la bibliomanie qui fait le livre cher et le met hors de la portée des travailleurs. La bibliomanie est, par ses conséquences, un des abus les plus odieux de la société capitaliste en ce qu’elle prive des bienfaits de la pensée contenue dans les livres ceux qui ne peuvent les acheter. Pendant que les bibliomanes accumulent chez eux des livres qui ne servent à personne, des hommes d’étude en sont dépourvus et ne peuvent travailler. Dans un ordre d’idée semblable, Wagner a raconté qu’étant à Paris, pendant de nombreux mois il n’avait pu disposer d’un piano, les dix francs nécessaires à la location mensuelle de cet instrument lui ayant fait défaut. Mais des milliers de pianos restaient sans usage, quand ils n’étaient pas employés à faire de la musique « le plus odieux de tous les bruits » chez le propriétaire ou chez la concierge de Wagner !… Les bibliomanes répondront que les travailleurs ont à leur disposition les bibliothèques publiques. Sans compter qu’il n’est pas facile de travailler dans une de ces bibliothèques, on n’y trouve pas toujours, surtout en province, tous les livres dont on a besoin et que pour quelques francs, sinon pour quelques sous, on devrait pouvoir se procurer. Dans les premiers temps de l’imprimerie, alors qu’elle était loin d’avoir atteint les perfectionnements pratiques d’aujourd’hui, le livre se vendait à un bon marché tel qu’il était à la portée des plus pauvres. Un inventaire fait en 1523 indique qu’on pouvait avoir les livres classiques pour quelques sols. Ajoutons qu’ils étaient imprimés sur du papier solide. Aujourd’hui, le livre dit « à bon marché » ne coûte pas moins de dix à vingt francs. Il est de plus imprimé sur du papier d’aspect misérable, sans consistance, vite jauni et qui tombera en poussière avant vingt ans. La pensée humaine est ainsi plus menacée par des éditeurs avides de s’enrichir qu’elle ne le fut par les gratteurs de manuscrits de l’antiquité et du moyen-âge.

Du grec biblion sont encore sortis nombre de mots le plus souvent inusités. La bibliognosie est la connaissance des livres au point de vue de leur valeur marchande. La bibliologie traite des règles et des termes de la bibliographie. La bibliatrique ou médecine du livre, est l’art de le restaurer. La bibliopégie est le travail du relieur. La bibliolâtrie est l’attachement excessif à un texte en même temps que l’amour exagéré des livres. Le bibliotacte est celui qui les range, les classe et le bibliopole est celui qui les vend. Enfin, le bibliotaphe est celui qui enterre les livres en ce sens qu’il ne les prête à personne. Il n’est pas toujours ridicule et son attitude est fort souvent justifiée par l’inconscience ou le défaut de scrupules des gens qui rendent les livres mutilés, souillés de traces de doigts sales ou qui même ne les rendent pas. C’était une question très grave, avant l’imprimerie, que de prêter des livres, alors qu’ils étaient chers et surtout rares au point que des exemplaires étaient uniques. On ne les prêtait qu’avec les plus grandes précautions, et encore n’était-on pas toujours à l’abri des voleurs et des destructeurs. Isidore de Péluse se plaignait au ve siècle et comparaît aux accapareurs de blé, les possesseurs de livres qui ne les prêtaient pas ; mais n’avait-on pas trop souvent affaire à des dissipateurs lorsqu’on les prêtait ? Eustache Deschamps, au xive siècle, a exprimé amèrement, dans une balade, sa rancœur contre ceux à qui il avait trop facilement prêté les siens et racontait comment il était arrivé à taire ce serment :

Plus ne prestray livre quoy qui aviengne.

En 1471, la Faculté de Médecine de Paris exigeait un gage de 12 marcs d’argent et 20 sterlings pour prêter au roi Louis XI un manuscrit de Rasés, médecin arabe du xe siècle. Les bibliothèques publiques ont tou-