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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/31

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MAI
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orientation différente, briser la ligne personnelle, détruire l’indépendance voisine ; c’est à qui fera valoir une vertu le prédestinant à régner sur son entourage. Fonctions officielles, rapports économiques, situations sociales, culture, occupations, vie conjugale, relations avec la progéniture, etc., autant de prétextes ou d’occasions pour l’individu de faire étalage de quelque « supériorité » et d’affirmer, s’il rencontre à sa portée la passivité favorable, son penchant a dominer. Ce qu’il y a de frappant, en effet, pour l’observateur, c’est cette mentalité de maître en puissance qu’on trouve dans les classes sociales les plus éloignées de la direction des affaires, cette aspiration, jusque chez le plus servile et le plus ignare, à posséder à son tour la couronne et le sceptre, n’eût-il pour esclave que sa femme ou son chien. La masse des hommes ne voit d’autres qualités que celles qui s’affirment contre quelqu’un. Il faut à la plupart un empire, fût-il d’opérette ou de cirque et Intelligence à leurs yeux ne prouve sa valeur que si elle plastronne, et pédantise, et tonitrue, parée de hochets enfantins et brillants, que si elle manie finalement les armes et les tonnerres du commandement. Besoin de paraître, désir de subjuguation, recours constant aux formes sans nombre d’une autorité qui dirige, qui façonne ou qui broie, vaincrons-nous jamais ces obstacles à la marche consciente des êtres ? Pourrons-nous en chacun, ébranler assez de lucidité et d’énergie réactive pour rendre inopérantes tant de velléités tyranniques ?… Toujours, cependant, les hommes ont senti au moins confusément, combien le bonheur est rare et précaire si la liberté ne l’avive. Satiristes et philosophes ‒ anarchistes avant la lettre ‒ ont éclairci cette intuition, proclamé la quiétude impossible sous la dépendance des maîtres. C’est Ancelot, bonhomme, qui constate : « Quand on n’a pas de maître, on peut dormir tranquille. » Puis Voltaire, avec ce clair conseil : « Voulez-vous vivre heureux, vivez toujours sans maître. » Et La Fontaine, enfin, jetant, droit, l’aphorisme :

« Notre ennemi, c’est notre maître,
Je vous le dis en bon français. »

À part quelques « bons despotes », qui œuvrèrent dans le sens du bien public, les maîtres des peuples ne sont qu’accidentellement, et souvent contre leur désir (parce qu’ils sentent l’aiguillon des poussées populaires) les artisans du progrès général. Ils sont des facteurs de conservatisme et de régression, toute marche en avant se faisant à leur détriment, effritant cette omnipotence si chère à l’orgueil des princes. L’histoire nous les montre singulièrement malfaisants, longtemps cyniques et, nous l’avons vu, vers nous davantage dissimulés. Fourier disait : « L’aigle enlève le mouton, qui est l’image du peuple sans défense. Ainsi que l’aigle, tout roi est obligé de dévorer son peuple. » Et Toussenel, complétant, de l’expérience moderne, cette image de l’autocratie monocéphale, ajoutera : « Je tiens seulement à constater que l’aristocratie enlève plus de moutons que la royauté. » Ceux qui regardent œuvrer les bourgeois ploutocrates, pourront dire que leur tyrannie anonyme fait de ces symboliques animaux des hécatombes plus suivies et autrement perfectionnées…

L’autorité (restituons ici, un instant, à ce mot son sens élevé d’influence), l’autorité véritablement propulsive et heureuse ne réside presque jamais dans le gouvernement : il n’en connaît que l’arbitraire de la force. La maîtrise salutaire, faite d’ascendant profond, qui galvanise les masses vers l’action, imprègne les actes, et pétrit le galbe et l’âme des révolutions, nous la trouvons toujours dans l’initiative individuelle. Même quand le gouvernement paraît émaner de la volonté populaire, c’est rarement dans son sein que se trou-

vent les éléments agissants, de ses représentants que partent les courants décisifs. Pendant la grande Révolution, la Convention, malgré son envergure et son prestige, prenait à travers les Clubs, officieux satellites, contact avec la masse des faubourgs, recevait d’elle ses vivifiantes impulsions. En 1848, malgré la popularité du gouvernement provisoire, « l’autorité de salut universel » n’habitait pas l’assemblée, pourtant républicaine, des émules de Louis Blanc. Proudhon, hors du gouvernement, la personnifiait, qui fut alors le symbole de l’agitation révolutionnaire des masses. « Et pour cette représentation-là, dit Déjacques, il n’est besoin ni de titre, ni de mandat légalisés. Son seul titre, il lui venait de son travail, c’était sa science, son génie. Son mandat, il ne le tenait pas des autres, des suffrages arbitraires de la force brute, mais de lui seul, de la conscience et de la spontanéité de sa force intellectuelle. Autorité naturelle et anarchique, il eut toute la part d’influence à laquelle il pouvait prétendre. Et c’est une autorité qui n’a que faire de prétoriens, car elle est celle de l’intelligence : elle échauffe et elle vivifie. Sa mission n’est pas de garrotter ni de raccourcir les hommes, mais de les grandir de toute la hauteur de leur tête, mais de les développer de toute la force d’expansion de leur nature mentale. Elle ne produit pas, comme l’autre, des esclaves, au nom de la « liberté » publique, elle détruit l’esclavage par la puissance de son autorité privée. Elle ne s’impose pas à la plèbe en se crénelant dans un palais, elle s’affirme dans le peuple comme s’affirment les astres dans le firmament, en rayonnant…

Quelle puissance plus grande aurait eu Proudhon, étant au gouvernement ? Non seulement il n’en aurait pas eu davantage, mais il en aurait eu beaucoup moins en supposant qu’il eût pu conserver au pouvoir ses passions révolutionnaires. Sa puissance lui venant du cerveau, tout ce qui aurait été de nature à porter entrave au travail de son cerveau aurait été une attaque à sa puissance. S’il eût été un dictateur botté et éperonné, investi de l’écharpe et de la cocarde suzeraines, il eut perdu à politiquer avec son entourage tout le temps qu’il a employé à socialiser les masses. Il aurait fait de la réaction au lieu de faire de la révolution… »

À vouloir codifier et titrer la maîtrise nous en desséchons la sève et en rendons la flamme languissante. Il la faut conserver à son milieu naturel et à son normal épanchement. Si nous la portons au pouvoir, elle cesse d’être un moteur pour n’être plus qu’un rouage. C’est à une incompréhension de la maîtrise, de son caractère et de ses vertus profondes, c’est à cette aberration qui consiste à ne la voir rayonnante qu’identifiée avec les fonctions directrices qu’obéissent ceux qui cherchent le salut de la révolution dans un « gouvernement révolutionnaire ». Il va sans dire que nous n’entendons pas ici par révolution ces compétitions superficielles qui aboutissent à des substitutions de personnes, ni les bouleversements qui affectent uniquement l’ordre politique et au-delà desquels on retrouve toujours les masses aussi misérables, mais un mouvement qui s’attaque aux bases mêmes de l’édifice sociétaire dans le dessein de régler en un mode équitable les rapports de ses participants. « Tout gouvernement dictatorial, qu’il soit entendu au singulier ou au pluriel, tout pouvoir démagogique ne pourrait que retarder l’avènement de la révolution sociale en substituant son initiative, quelle qu’elle fût, sa raison omnipotente, sa volonté civique et forcée à l’initiative anarchique, à la volonté raisonnée, à l’autonomie de chacun. La révolution sociale ne peut se faire que par l’organe de tous individuellement ; autrement elle n’est pas la révolution sociale. Ce qu’il faut donc, ce vers quoi il faut tendre, c’est placer toute le monde et chacun dans la possibilité, c’est-à-dire dans la nécessité d’agir, afin