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moitié, vit fleurir nombre de sociétés secrètes. Outre la Franc-Maçonnerie, le carbonarisme italien se propagea dans toute l’Europe. Il réunissait des hommes d’opinions diverses : des bonapartistes qui regrettaient Napoléon et des républicains qui avaient vécu la révolution et en avaient gardé les doctrines.

Les idées des carbonari nous paraissent assez anodines. Dans la tour de la Lanterne, à la Rochelle, on peut voir une inscription gravée dans la muraille d’un cachot par l’un des quatre sergents guillotinés en 1820 : « Ici, quatre carbonari ont été enfermés pour avoir défendu… Dieu et la Liberté ! »

Partout où le gouvernement est despotique, l’opposition s’abrite dans les sociétés secrètes, seul lieu où elle peut s’exprimer, faire sa propagande, formuler ses espoirs.

En Russie, sous le tsarisme, tous les partis, des simples monarchistes constitutionnels juqu’aux socialistes et aux anarchistes, étaient obligés de s’organiser en sociétés secrètes. Souvent, le comité directeur siégeait à l’étranger. On rédigeait des journaux que l’on imprimait ou même dactylographiait sur du papier pelure, et on les envoyait clandestinement dans des ballots de marchandises. Des émissaires les portaient eux-mêmes, dissimulés dans la doublure de leurs vêtements, etc…

En dépit du caractère impressionnant des initiations, de la menace de châtiments terribles pour les traîtres… :

Si, parmi les Français il se trouve un traître
Qui respectât les rois et qui voulût un maître,
Saisi par nous, qu’il meure au milieu des tourments
Et que ses cendres soient abandonnées au vent.

les sociétés secrètes sont, on peut dire, presque toujours trahies. « Dès que vous serez trois, je serai au milieu de vous. », dit avec humour Andrieux, préfet de police, dit avec humour dans ses mémoires. C’est-à-dire : dès que vous serez trois, il y aura parmi vous un de mes espions.

Une grande société secrète russe terroriste fut, pendant de longues années, dirigée par un espion : Azew, qui appartenait à la police tsariste où il était très maigrement rétribué.

Azew, assez versé dans la doctrine du parti pour tenir le rôle de chef, dirigeait des attentats ; les hauts fonctionnaires du tsar se servaient de lui pour faire assassiner un confrère dont ils voulaient se venger.

Indispensables en régime autoritaire, les sociétés secrètes ont, en régime de liberté, le très gros inconvénient d’une action limitée. Elles ne sauraient jamais, si florissantes soient-elles, réunir les centaines de mille adhérents d’un parti politique. D’ailleurs on n’a aucun intérêt à s’enfermer dans une cave pour dire ce qui peut, sans inconvénient, être dit au grand jour.

Quant à vouloir, comme Weishaupt, faire diriger le monde par une société secrète, c’est un rêve. Les hommes sont trop fuyants, trop peu fidèles à un idéal pour qu’on puisse espérer les y faire travailler toute une vie sous une contrainte extérieure. Les intérêts, les passions, les ambitions personnelles ont vite fait de mettre la zizanie entre les supérieurs connus ou inconnus et la société disparaît comme disparaissent les organisations de toutes sortes.

Comme les hommes eux-mêmes, les sociétés n’ont qu’un temps et c’est se faire illusion que de vouloir bâtir d’avance pour les siècles futurs. — Doctoresse Pelletier.


SOCIOLOGIE n. f. La sociologie conspire avec la morale contre la liberté de l’individu ; elles s’associent pour étouffer l’indépendance et la vie. La sociologie a pris, ces dernières années, une place considérable dans les études philosophiques. La mode, car il existe, en phi-

losophie, des modes comme dans la couture, est aujourd’hui à la sociologie objective, qui sacrifie l’individu à la collectivité. On n’aurait pas de peine à démontrer combien ce communisme fait d’obéissance passive, de résignation et d’insincérité est nuisible à la collectivité même. La sociologie élève au-dessus de tout la Société qui est le Dieu suprême devant lequel doivent s’incliner les individus. L’individu n’existe pas : c’est une entité. Mais la société existe. La société est une réalité en dehors de l’individu.

Certains problèmes appartiennent à la fois à la sociologie et à la morale. Parmi ceux-ci figurent celui que j’appellerai le problème des idoles : Dieu, Patrie, État, Autorité, etc… Les idoles sont si nombreuses que je renonce à les énumérer. Pour qui réfléchit tant soit peu, ce sont là des idoles qui ne reposent que sur l’imbécillité et l’ignorance. L’homme forge ses chaînes, mais quand elles sont trop lourdes, il n’a pas le courage de s’en débarrasser. Il feint de les rejeter, mais c’est pour en prendre de nouvelles, qui portent d’autres noms : l’esclavage continue.

La sociologie se trouve en face de problèmes qu’elle résout toujours dans l’intérêt de la société, au détriment de l’individu. C’est lui qui est sacrifié. Il y a une sociologie de « classe » dont la partialité est révoltante. Sociologues de droite ou de gauche font preuve du même entêtement : ils sont aveugles et sourds. Chacun veut avoir raison et tout le monde a tort.

La sociologie ne vaut guère mieux que la morale. Elle a, comme elle, ses anomalies. Elle cherche aujourd’hui sa voie dans un fondement « objectif », après avoir fait cent fois fausse route, mais malgré les allures scientifiques qu’elle se donne, elle ne progresse guère. Elle n’a pas secoué ses chaînes : les sociologues sont les soutiens de l’ordre et de l’autorité. Ils sont à la remorque de l’État. L’étude des « faits sociaux » est pour eux l’occasion d’affirmer leur obéissance aux puissances établies. Ils ne visent qu’à humilier l’individu. L’objectivité des sociologues n’est qu’un déguisement de leur subjectivité. Les sociologues sont les dignes frères des moralistes : ils mentent comme eux, mais ils essaient, comme eux, d’étayer leurs mensonges sur des semblants de preuves. Ils essaient de faire passer leurs mensonges pour des vérités.

Certaines personnes croient que « sociologie » est synonyme de socialisme et le mot les effraye. Il n’a pourtant rien de terrible. Socialiste ou non, la sociologie vise à démontrer que la collectivité a des droits sur l’originalité et le talent, et que, hors de la collectivité, il n’y a point de salut. Sociologues de droite ou de gauche aboutissent aux mêmes conclusions : l’individu est fait pour la société et non la société pour l’individu. C’est le triomphe du communisme intégral. Il est stupide de soutenir que l’individu est fait pour la société, celle-ci ne pouvant subsister sans lui, n’ayant d’existence que par la somme des individus qui la composent. L’individu est fait pour l’individu. Il ne s’associe aux autres individus que dans la mesure où ceux-ci le comprennent, ont la même conception de la vie que lui. Les vivants ne peuvent s’associer aux morts. Une société d’individus libres n’aura rien de commun avec la nôtre : l’individu en sera la base et le sommet. Il pourra s’y développer sans contrainte. Au-dessus de l’individu, MM. les sociologues, attardés ou avancés, placent cette abstraction : la Société, avec une majuscule, à laquelle on doit tout sacrifier. Mais alors, si les individus, sans lesquels il n’y a point de société, se sacrifient à la société, ils se sacrifient eux-mêmes. C’est un non-sens. Ils s’immolent les uns aux autres et passent leur temps à se nuire. Ce sophisme me paraît tellement idiot que je ne veux point m’attarder à le discuter.

Guyau s’illusionnait lorsqu’il considérait, bien avant Durkheim, la sociologie comme la « science de l’avenir ». Il a tenté d’expliquer l’art, la religion et la morale au