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mille et mille sorciers pour des crimes imaginaires. — Jean Bossu.


Bibliographie. — Parmi les milliers d’ouvrages traitant de ce sujet, on lira, parmi les plus récents : Garçon et Vinchen, Le Diable, Paris, Gallimard, 1926. Turmel, Histoire du Diable, Rieder. J. Bossu, L’Église et la Sorcellerie, une brochure à l’Idée Libre, 1932, etc.


SORT n.m. Le mot sort est quelquefois synonyme de hasard, de destin ; dans d’autres cas, il désigne l’état, la condition. Nous retiendrons ces deux sens seulement, délaissant les autres qui ne présenteraient, pour nous, qu’un intérêt des plus médiocres.

Dans toute existence, elles jouent un rôle essentiel parfois ces mystérieuses puissances qu’on appelle hasard, destin, fatalité. Comme l’orage anéantit brusquement les moissons, comme l’éclair frappe un arbre parmi bien d’autres, sans que l’on sache pourquoi, ainsi misères de toutes sortes, maladies, mort, terrassent, sans qu’il s’y attende, celui dont on enviait l’heur et la situation. Une balle perdue, une artère qui se brise, et c’en est fait de la vie ! De pauvre, quelqu’un deviendra richissime, s’il découvre une mine d’or ou les fabuleux trésors d’un pharaon ; un coup de bourse et, de deux voisins, l’un sera désormais mendiant, l’autre millionnaire ; en politique, c’est une ruelle étroite qui sépare la prison du ministère. Sans cause apparente, l’un réussit où d’autres échouaient inévitablement. Caprices du sort, destins tragiques surtout, ont frappé les hommes d’un prodigieux étonnement ; dieux souffrants, héros, martyrs, lui doivent une auréole que la toute-puissance ne parvient pas à donner…

L’exil de Sainte-Hélène contribua pour une grosse part à la gloire de Napoléon ; Socrate, Jean Huss, Jeanne d’Arc doivent à leur supplice injuste d’être restés populaires ; un Sacco, un Vanzetti furent pleurés, même par des adversaires ; et sa croix infamante permit à Jésus de supplanter Jupiter et ses trop joyeux compagnons. Tyrans comme sujets ne sont-ils pas guettés par des malheurs imprévisibles, par d’inéluctables nécessités ? S’ils ignorent l’échéance, les hommes n’en sont pas moins, sans rémission possible, tous condamnés à mort. Maladies effroyables, brusques accidents remplaceront tortionnaires et bourreaux absents ; en pleurant sur autrui, nous pleurons sur nous-même. Un destin nous attend, terrible peut-être ; chercher à le prévoir, à le rendre meilleur, s’avère naturel !

Au fatum mystérieux et sombre qui, malgré leur vouloir, conduisait les hommes vers un but fixé d’avance, les religions antiques prêtèrent un pouvoir souverain. L’invincible divinité des athéniens fut remplacée par le livre d’Allah, chez les musulmans. Croire à la liberté fut un dogme pour les théologiens catholiques ; mais ils rétablirent la fatalité par la doctrine contraire de la prescience divine. Et, dans les maux qui l’accablent, dans les joies qui surviennent, dans des faits même insignifiants, le chrétien voit la main de la Providence. Sa résignation, inférieure à celle du musulman, lui fait supporter, néanmoins, toutes les oppressions sociales. Pas un cheveu ne tombe de votre tête, assurait l’Évangile, si votre Père Céleste ne le permet ; l’homme s’agite et dieu le mène, ont répété depuis, sous mille formes, ecclésiastiques et dévots. Mais l’efficacité des prières, admise par les docteurs de Rome, contraignit le vieux fatum païen à changer de vêtements. Drapé dans le manteau d’une Providence impénétrable, couvert d’oripeaux chrétiens, il exauce, aujourd’hui, les demandes transmises par voie sacerdotale ; par contre, il se pose en gardien farouche de l’antique distinction entre esclaves et maîtres, travailleurs et parasites. Grâce à d’adroites supercheries, liberté et déterminisme se trouvent ainsi conciliés ; pour encourager le croyant à l’action, on insiste sur la première ; si l’on souhaite qu’il se rési-

gne, on parle d’obéissance à la volonté divine. Duplicité fort utile, que de savants apologistes ont recouverte, naturellement, du voile opaque des mystères.

Des formes sécularisées du destin s’offrent, à côté des formes théologiques ; hasard, sort, chance sont du nombre, ces mots ayant même sens ou presque d’ordinaire. Pour la majorité de nos contemporains, fatalité, destin ne résultent plus d’un vouloir tout puissant, mais ils s’entourent encore d’un halo de mystère ; autant ces termes sont d’un emploi fréquent, autant leur contenu reste incertain. Que des faits se produisent sans préalables antécédents, qu’une cause ne soit point requise pour que surgisse tel ou tel événement, seuls des ignorants le croient ! Le principe d’universel déterminisme paraît bien établi par les recherches scientifiques ; sans lui aucune prévision possible, aucune loi qui garantisse que, demain, des phénomènes identiques se dérouleront dans le même ordre qu’aujourd’hui. Si de rien quelque chose peut naître, si le néant n’est pas dépourvu d’action, connaissance rationnelle, pensée réfléchie croulent irrémédiablement. Comment admettre que ce qui n’est pas soit efficace néanmoins ? Dire du hasard qu’il est l’imprévisible vaudrait beaucoup mieux déjà, malgré l’imprécision d’une telle formule. Point de volontés extra-terrestres qui interviennent ici-bas, point de faits rebelles à toute loi ; mais de nombreux événements les causes nous échappent. Quant au destin, symbole de notre impuissance, c’est avant tout l’inéluctable, qu’il soit prévisible ou qu’il ne le soit pas.

S’il est vrai que savoir c’est pouvoir, hasard, destin, résultent, en définitive, de notre ignorance seulement ; ni l’un ni l’autre n’existeraient, pour qui connaîtrait les lois de tous les phénomènes. Dans la mesure où nos recherches progressent, leur domaine diminue ; grâce aux découvertes des physiciens, des chimistes, des médecins, chaque jour d’antiques fatalités sont vaincues. Converser avec un ami quand nous séparent des centaines de kilomètres, en quelques heures voler de Londres à Paris, préserver du tétanos ou de la typhoïde furent longtemps des impossibilités. Quitter la terre pour la lune, produire la vie, modifier sérieusement les phénomènes atmosphériques restent encore de l’irréalisé ; pourtant, déjà il est à prévoir que ce seront choses faisables pour nos successeurs. Pas de fatalités irréductibles si, dépassant le cadre des existences individuelles, nous considérons l’œuvre collective d’une humanité qui dure indéfiniment.

Même dans ce canton par excellence de l’imprévisible que l’on appelle jeux de hasard et cas fortuits, des lois rigoureuses commandent ; la probabilité mathématique le démontre. D’où la possibilité, pour le calculateur habile, d’établir d’avance, au moins de façon approchante, le bilan des pertes et des gains. Notre chance sera de moitié au jeu de pile ou face, elle sera bien moindre dans d’autres jeux. Et, si nos calculs portent sur des chiffres suffisamment élevés, la vérification expérimentale de la probabilité théorique apparaîtra concluante. Ils la confirment absolument, les résultats enregistrés dans les maisons de jeu, à Monaco en particulier. Par des procédés de même ordre et grâce à des statistiques établies avec soin, les compagnies d’assurance prévoient le nombre approximatif de décès, d’accidents, etc., pour une période et un nombre donné d’habitants. Courses, loteries, spéculations financières obéissent à un déterminisme que l’on a parfaitement mis en lumière. Notre ignorance des causes, leur complexité, la tangence de phénomènes qui ne semblaient point destinés à se rencontrer, voilà d’où provient la fatalité. Faiblesse de notre esprit, bornes étroites d’une science trop jeune expliquent notre impuissance, une impuissance toute provisoire d’ailleurs.

Ainsi l’homme doit souvent à son ignorance d’avoir un sort pitoyable et d’être vaincu dans sa lutte contre le destin. Mais souvent aussi il est victime des trahi-