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SOV
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nement de ce soviet. On décida de mettre les ouvriers de toutes les grandes usines au courant de la nouvelle création et de procéder, dans l’intimité, à des élections des membres de cet organisme qu’on appela déjà — pour la première fois — Conseil (soviet) des délégués ouvriers. En même temps, on posa une autre question : Qui dirigera les travaux du Soviet ? Qui sera placé à sa tête pour le guider ? Les ouvriers présents, sans hésitation, m’offrirent ce poste. Très touché par leur confiance, j’ai, néanmoins, décliné catégoriquement l’offre. Je dis à mes amis : « Vous êtes des ouvriers. Vous voulez créer un organisme qui devra s’occuper de vos intérêts ouvriers. Apprenez donc, dès le début, à mener vos affaires vous-mêmes. Ne confiez pas vos destins à ceux qui ne sont pas des vôtres. Ne vous imposez pas de nouveaux maîtres : ils finiront par vous dominer. Je suis persuadé qu’en matière de vos luttes et de votre émancipation, personne, en dehors de vous-mêmes, ne pourra jamais aboutir à un vrai résultat… Pour vous, au-dessus de vous, à la place de vous-mêmes, personne ne fera jamais rien… Vous devez trouver votre secrétaire, votre président, ou les membres de votre commission administrative, dans vos propres rangs… Si vous avez besoin de renseignements, d’éclaircissements, de certaines connaissances spéciales, de conseils, bref, d’une aide intellectuelle et morale qui relève d’une instruction approfondie, vous pouvez vous adresser à des intellectuels, à des gens instruits qui devront être heureux, non pas de vous mener en maîtres, mais de vous apporter leur concours sans se mêler de vos organisations. Il est de leur devoir de vous prêter ce concours, car ce n’est pas de votre faute si l’instruction indispensable vous fait défaut… Ces amis intellectuels pourront même assister à vos réunions, avec voix consultative, mais pas plus… Et puis, comment voulez-vous que je sois membre de votre organisation, puisque je ne suis pas ouvrier ? De quelle façon pourrais-je y pénétrer ?… »

À cette dernière question, les ouvriers me répondirent que rien ne serait plus facile : on me procurerait la carte d’un ouvrier quelconque et je ferais partie de l’organisation sous son nom. Inutile de dire que j’ai décliné l’emploi d’un tel procédé de truquage et de tromperie. Je l’ai jugé non seulement indigne, aussi bien de moi-même que des ouvriers, mais surtout malfaisant, dangereux, néfaste. « Dans le mouvement ouvrier, disais-je, tout doit être franc, droit, sincère… »

Malgré mes suggestions, les ouvriers ne se sentirent pas assez forts pour pouvoir se passer d’un « guide ». Ils offrirent donc ce poste à Nossar. Celui-ci, n’ayant pas les mêmes scrupules que moi, accepta. Quelques jours plus tard, on lui procura une carte ouvrière au nom de Khroustaleff, délégué d’une usine quelconque. Et, après quelques jours encore, les délégués ouvriers de plusieurs usines de Saint-Pétersbourg tinrent leur première réunion. Nossar-Khroustaleff en fut nommé président, poste qu’il conserva par la suite, jusqu’à son arrestation. Le premier Soviet était né.


La vie, la maladie et la mort des Soviets. — J’ai raconté la naissance du premier Soviet avec force détails, car cet épisode historique était resté, jusqu’à maintenant, complètement dans l’ombre. Quant au sort ultérieur des Soviets en Russie, il peut être conté en peu de mots.

L’exemple donné par les ouvriers de Saint-Péterstourg fut suivi par plusieurs autres villes. Des Soviets ouvriers y surgirent, à l’instar de celui de la capitale. Toutefois, leur existence — à l’époque dont nous parlons — fut éphémère. Ils furent vite repérés et supprimés par les autorités locales. Par contre, le Soviet de Saint-Pétersbourg se maintint pendant quelques semaines, le gouvernement central, en très mauvaise posture à la suite des revers dans la guerre avec le Japon, n’osant pas y toucher. Obligé, par la suite, de réduire

son activité, ce Soviet ressuscita — toujours sous la présidence de Nossar-Khroustaleff — en octobre de la même année (1905), aux jours de la grève générale. Il continua, ensuite, à fonctionner jusqu’à la fin de l’année, malgré l’arrestation de Nossar, aussitôt remplacé par Trotzky. (Ce dernier pénétra d’abord au Soviet comme membre du parti social-démocrate. Il y remplit par la suite, avant de remplacer Nossar à la présidence, les fonctions de secrétaire.) Supprimé définitivement à la fin de l’année (à ce moment, le gouvernement tsariste reprit pied, « liquida » les derniers vestiges de la révolution de 1905, arrêta Trotzky ainsi que des centaines de révolutionnaires et brisa toutes les organisations politiques de gauche), le Soviet de Saint-Pétersbourg réapparut lors de la révolution de février 1917, en même temps que se créèrent les Soviets dans toutes les villes et localités importantes du pays.

Le Soviet ouvrier de 1905, à Saint-Pétersbourg, s’occupa du sort des travailleurs de la capitale et, surtout, s’employa à la propagande révolutionnaire. Il siégeait assez régulièrement. Il défendait les intérêts des masses ouvrières. Il coordonnait leur action. Il discutait les problèmes qui les passionnaient. Il restait en contact étroit avec elles. Il leur transmettait ses décisions et ses instructions par l’intermédiaire des délégués d’usines. De plus, il publiait un journal d’information et de propagande : les « Izvestia (Nouvelles) du Soviet des délégués ouvriers », qui, naturellement, exerçait une grande influence sur les masses.

Cependant, à cette époque déjà, le Soviet souffrait de quelques tares organiques très graves qui déterminèrent, plus tard, la « maladie » et la « mort » des Soviets en général.

Le défaut organique fondamental des Soviets fut leur soumission — finalement complète — aux partis politiques. Dès le début, ces derniers cherchèrent et réussirent à pénétrer dans le Soviet, à s’en emparer. D’ailleurs, — nous l’avons vu. — à la naissance même du premier Soviet, le manque d’assurance, le doute, la peur d’une vraie indépendance, l’empressement d’être guidés par des éléments prétendus plus « calés » quoique étrangers à la classe ouvrière, poussèrent les travailleurs à introduire ces éléments dans leurs organismes de classe. Le recours à Nossar — épisode paraissant sans grande importance — eut, en réalité, une signification de principe très grave. À ce moment déjà, c’en était fait de l’indépendance des Soviets : le germe de la maladie future fut inoculé à l’organisme créé. Car ce fut un précédent lourd de conséquences. Une fois le principe d’intervention dirigeante des éléments non-ouvriers admis, les partis politiques ne devaient plus tarder à l’exploiter dans leurs intérêts. L’ambiance favorable à l’ingérence des politiciens dans l’œuvre d’émancipation ouvrière fut ainsi créée. L’avenir immédiat accentua l’évolution du germe morbide et affirma son rôle néfaste. L’hégémonie des partis politiques, le renoncement à une activité vraiment indépendante, ouvrière et sociale des travailleurs, tels furent bientôt les résultats logiques de l’erreur initiale.

Déjà, en 1905, le parti social-démocrate réussit à imposer au Soviet de Saint-Pétersbourg son hégémonie politique. Trotzky mena le Soviet à sa guise. Toutefois, le champ d’action de ce premier Soviet étant très restreint, son œuvre ne put encore en souffrir beaucoup. Et, d’ailleurs, le temps lui manqua aussi bien de souffrir que d’agir. Mais, en 1917, l’état des choses fut tout autre.

Les Soviets de 1917 furent immédiatement appelés à remplir une importante tâche révolutionnaire et sociale, à déployer une grande activité réelle. Les Soviets de 1917 durent s’occuper de tout. Chaque Soviet local se divisait en « sections », et chaque section avait son champ d’activité. Ainsi, par exemple, tout Soviet possédait une « section financière », une « section agraire »,