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qu’il eût été avant le gracioso du théâtre espagnol et que Shakespeare lui-même l’eût condamné dans Hamlet. Quel autre qu’un véritable clown pourrait réaliser le formidable Falstaff ? Parmi les clowns célèbres, citons Grimaldi, les Hamlon Lees, les Lauri-Lauris dont certaines pantomimes étaient des prodiges d’acrobatie et d’émotion dramatique. Toutes les comédiennes savent mourir comme la Dame aux Camélias ; seul, un Lauris savait mourir comme un grand singe frappé d’une balle de fusil. Il y eut aussi Mazurier, Auriol, Chocolat, Footit et, actuellement, les Fratellini et Grock. Faisons à Charlie Chaplin (Charlot) l’honneur de le classer parmi les clowns et non parmi les cabotins du cinéma.

Les artistes du cirque sont des « enfants de la balle », ils sont des gens simples et travailleurs qui n’ont pas le temps de faire parler d’eux. Ils ne sont pas des produits des conservatoires où l’on cultive surtout les « m’as-tu vu ? », et des « studios » où l’on pratique les exercices du « sex-appeal » pour la séduction des vieux messieurs et vieilles dames libidineux. Ils ne remplissent pas les gazettes des histoires de leurs coucheries, de leurs crises de nerfs, de leurs filouteries, de toutes les manifestations d’une plus ou moins crasseuse vanité. On ne les décore pas. Leur art est sain et réconfortant, il n’est pas intellectuel, métaphysique et noceur. Parmi tous ceux qui dispensent la joie populaire, ils sont les plus nobles et les plus désintéressés et, dernier éloge qui dépasse tous les autres qu’on peut leur faire : on peut conduire les enfants à leurs spectacles sans craindre de souiller leur âme, d’en faire des brutes et des mufles comme aux spectacles des sports, de la tauromachie, du café-concert et du cinéma.

La seule chose qui souille et déshonore le cirque, celle qui jette une ombre pénible sur le sourire de ses écuyères, les pailleteries de ses clowns, et sur son incomparable exemple de discipline du corps humain soumis à la précision intelligente des mouvements, c’est le spectacle des animaux savants présentés par des baladins qui, eux, sont le plus souvent des cabotins. C’est un spectacle pénible, parce que tout à fait étranger à l’intelligence animale que celui de ces bêtes ayant pris des habitudes précises d’obéissance mécanique sous la terreur constante des mauvais traitements.

Car ce n’est que par de mauvais traitements qu’on obtient ces éléphants, ces phoques, ces chiens et ces oies savants qui font l’admiration des badauds. On ne sait pas assez par quels procédés cruels on inculque les notions de la science humaine aux animaux calculateurs, danseurs, jongleurs, boxeurs, et aux singes imitateurs de leurs descendants « supérieurs » jusqu’à représenter un gentleman buveur de cocktails, fumeur de pipes et conducteur d’automobile. On ne sait pas assez comment on apprend aux éléphants et aux chevaux à lever la jambe en enfonçant dans leur pied un coin de fer rendant douloureux l’appui sur le sol, ni comment on dresse les chiens en les faisant danser sur des plaques de fer chauffées parfois jusqu’au rouge. On ignore trop dans le public les cent procédés de ce genre par lesquels on fabrique ces animaux phénomènes si « mignons » aux yeux des spectateurs superficiels. Lorsqu’on sait, on est plus douloureusement frappé et indigné qu’émerveillé par leur spectacle.


Les courses de taureaux. — La tauromachie. — Les courses de taureaux, telles qu’elles sont pratiquées dans le sud de la France suivant de vieilles coutumes gasconnes, languedociennes et provençales, sont un jeu qui a la gracieuseté des acrobaties du cirque et n’est nullement odieux quand la cruauté espagnole ne s’y mêle pas. Elles comportent des sauts par-dessus le taureau, des écarts ou feintes habiles, des razets, des poses et enlèvements de cocardes, etc… Ce spectacle se déroule, dans les villages, dans des arènes rustiquement improvisées

au moyen de charrettes, de tombereaux, de camions sur lesquels les spectateurs sont installés. Il est sain, stimulant, plein de mouvement, de gaieté, de couleur, bien dans le caractère des populations qui y font valoir leur robustesse et leur adresse. C’est aussi la ferrade où les bouviers vaillants luttent de leurs bras et de leur agilité avec le jeune taureau pour le coucher à terre et le marquer du fer de la manade. Alors, a écrit Mistral, dans la belle langue du pays d’Oc que nous traduisons ici : « Un vol de filles d’Arles, en selle, le sein vivement agité, empourprées au galop de leurs cavales blanches, apportent (au bouvier vainqueur) une grande corne rase de vin. » (Mireille, chant IV.) Les Provençaux ont méconnu et renié Mistral quand ils ont voulu lui faire approuver l’ignominie de la « corrida » espagnole.

Car il ne faut pas confondre les jeux français du taureau avec la « corrida » qui est le spectacle de la plus répugnante et hypocrite lâcheté humaine, le spectacle de « l’étiquette sauvage et bigote de l’ancienne Espagne » (P. de Saint-Victor), qui ne pouvait naître et prospérer que dans le pays de l’Inquisition, comme dérivatif aux autodafés. Sous des influences pernicieuses, politiciennes et mercantiles, les provinces françaises avaient déjà laissé ensanglanter leurs jeux du taureau par des « banderilles » et par le « simulacre de la mort », qui consistent à enfoncer dans les chairs de l’animal des dards y produisant des blessures dont la douleur est prolongée par la lenteur de la guérison. Elles eurent le tort plus grave de laisser importer chez elles la « corrida intégrale » avec ses tortureurs et ses bouchers sortis des cavernes de Torquemada, picadors, toreros, matadors et, les plus répugnants de tous, monosabios (hommes-singes), valets du cirque, balayeurs des tripes arrachées aux chevaux, du sang et de toutes les déjections qui fument au soleil de l’arène. Les populations françaises eurent le tort encore plus grave de prendre goût aux « corridas » et d’adopter les sophismes dont on entretient leur turbulence naturelle. Elles ne surent pas discerner les buts malproprement intéressés des mercantis qui leur apportaient ces spectacles, et des politiciens qui faisaient échec à la loi pour les favoriser. Car la loi interdit les « corridas de toros » en France (loi Gramont pour la protection des animaux), mais elle est inexistante quand il plaît de la violer aux présidents de la République, ministres, sénateurs, députés et autres grands personnages qui président, avec des airs d’imperatores, les fêtes du sang ; ils sont acclamés par les foules actuelles redescendues à la mentalité de la populace romaine.

Montaigne disait : « Les naturels sanguinaires à l’endroit des bêtes témoignent une propension naturelle à la cruauté. Après qu’on se fut apprivoisé à Rome aux spectacles des meurtres des animaux, on vint aux hommes et aux gladiateurs. » On ne sait si on reviendra un jour aux combats de gladiateurs, mais, à voir ce qui se passe dans les arènes et aux spectacles sportifs, il n’y aurait pas lieu d’en être surpris. C’est sans alarme que les peuples considèrent les perspectives de la « prochaine » où on les fera gladiateurs malgré eux, et ce n’est pas l’attitude des « aficionados » arlésiens, qui ont accepté sans murmure le nom de Clémenceau pour un de leurs boulevards, mais ont protesté contre celui de Séverine pour une de leurs rues, qui est rassurante à ce sujet.

Voyons ce que sont les sophismes par lesquels on prétend justifier ce spectacle de décadence perpétué dans le monde civilisé par la plus monstrueuse de ses organisations : l’Inquisition. Ne pouvant décemment expliquer le goût de la tauromachie par le goût du sang et par ses véritables origines qui sont dans le cirque romain, on en a fait un symbole et on lui a trouvé des lettres de noblesse en prétendant qu’elle était la survivance respectable, pour ne pas dire sacrée, du culte