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de Mithra et de ses taurobolies, cérémonies de l’expiation par le sacrifice du taureau. De la même façon, on pourrait voir dans le spectacle des victimes humaines livrées aux bêtes ou mises en croix une coutume respectable et sacrée en disant, comme les Jésuites au XVIIIe siècle, que « le Christ s’était donné à manger au peuple dans l’amphithéâtre de Titus. » Pourquoi ne le fait-on pas, d’autant plus que l’idée du sacrifice humain n’est pas morte puisqu’elle persiste dans la communion chrétienne qui fait avaler au fidèle la chair et le sang de son Dieu sous les espèces de l’hostie ? Ce spectacle serait certainement moins « hérétique » que celui des « corridas », symbole d’un culte païen, aux yeux des catholiques intégraux et fleurdelysés qui font l’union sacrée avec les mécréants libres-penseurs pour le maintien des coutumes de la tauromachie. Mais la vérité est plus basse et plus sale. Elle est uniquement dans ce goût du sang dont la bête humaine aime toujours à se repaître, qui lui fait prendre du plaisir à la chasse à courre aristocratique comme à l’étripement des chevaux et à l’égorgement des taureaux dans les arènes démocratiques. Le maquillage civilisé de la bête humaine est vite effacé lorsqu’un prétexte d’apparence « légitime » ouvre les écluses à sa bestialité.

M. J.-L. Vaudoyer, qui voit dans les courses de taureaux « la survivance millénaire du culte de Mithra », a écrit lyriquement : « Quand, dans les arènes d’Arles (et de Nîmes), une foule fervente acclame l’adresse et le courage de l’homme devant la bête, le spectacle n’a pas seulement un attrait pittoresque, mais une signification profonde : l’un des plus vieux peuples d’Europe, sous les espèces du sang, communie dans son passé. » Tout cela est imaginé, faux et du plus ténébreux romantisme littéraire. Mais cela serait-il exact, ne croit-on pas que le peuple, « l’un des plus vieux peuples d’Europe », devrait trouver pour communier dans son passé des objets plus dignes et plus nobles que la « corrida » dont les protagonistes ne relevaient déjà dans la Rome antique que du mépris le plus profond ? Il fallut l’avilissement de la chevalerie dans la noblesse de cour pour qu’on vît des seigneurs espagnols se faire saigneurs de taureaux dans des arènes, comme ils se faisaient porte-coton de leurs rois. Le dernier roi d’Espagne, M. Alfonso, a élevé le courage jusqu’à saigner des veaux dans les arènes de Madrid, aux applaudissements des plus hauts dignitaires de sa cour et de son peuple !

Le « courage » tauromachique est un sophisme de plus ajouté à tous les autres. C’est un sophisme que de voir dans la « corrida » une « victoire de l’intelligence humaine sur la brute ». Il n’y a que la témérité d’un cabotinage mettant au contraire l’homme au-dessous de la bête qui ne l’a nullement provoqué et ne cherche, bien inutilement, qu’à se défendre. Quand on connaît toutes les supercheries, la dégoûtante cuisine de la « corrida », et qu’on ne se laisse pas éblouir par son décor, on fait vite justice de sa sophistication. On sait alors comment la « brute », qui n’a jamais rêvé qu’à des douceurs de pâturage, est métamorphosée en animal de combat par un séjour dans une casemate obscure où elle éprouve toutes les inquiétudes et les irritations d’une captivité succédant à la libre vie champêtre ; on sait comment cette « brute » est préparée, excitée par de l’avoine arrosée d’alcool, voire, au dernier moment, par des morceaux d’amadou enflammé qu’on lui introduit dans les oreilles, et par des coups de trident, toutes excitations et souffrances qui rendraient furieux même les veaux qu’osait affronter M. Alfonso. Or, cette fureur de la brute, provoquée artificiellement et qui pourrait la rendre dangereuse pour ses bouchers, on la fait s’épuiser sur des chevaux qu’on lui donne à éventrer pendant que les « peones » se tiennent prudemment en arrière. M. André Billy a fort justement répondu à M. de Montherlant, le plus pompeux et le plus vide de

tous les sophistes justificateurs de la légende mithriate : « Et les chevaux ? Montherlant a oublié de nous parler des chevaux, des pitoyables chevaux sacrifiés à Mithra, buveur de sang et mangeur de tripes ». Le hiérophante mithriate ne recevait pas sur la tête les tripes et les déjections d’un cheval en même temps que le sang du taureau sacrifié.

Quand la « brute » a épuisé sa fureur, quand elle est redevenue un bœuf qui voudrait retrouver sa manade en beuglant désespérément devant une férocité inconnue de lui et qu’il ne comprend pas, lui qui n’a pas reçu « l’étincelle divine », le torero, le cabotin grotesque, retrouve alors ce qu’on appelle son « courage ». La « brute » est si abattue, si « aplomado », qu’il faut réveiller en elle une nouvelle excitation par des banderilles qui sont parfois de feu. Puis, quand perdant son sang par vingt blessures, elle est bien abrutie, bien finie, vidée de tout instinct de défendre sa vie, alors le matador, le saigneur suprême arrive pour la larder de son épée. Voilà ce qu’on appelle la « victoire de l’intelligence humaine sur la brute » ; voilà ce que des milliers de spectateurs prennent plaisir à voir !….

N’y aurait-il pas là de quoi justifier le douloureux pessimisme de Flaubert qui disait, à propos d’une foule accourue pour voir une exécution capitale : « 0 suffrage universel ! Sophistes ! ô charlatans ! déclamez donc contre les gladiateurs et parlez-moi du progrès ! ». Il y a, heureusement, autre chose que des exécutions capitales et des « corridas » pour démontrer l’existence du progrès humain.

Concluons au sujet des « corridas » par cette double réfutation des sophismes qui cherchent à les justifier, écrite par Henri Barbusse en 1926 : « Non, il y a une différence énorme entre tuer pour se défendre ou pour subsister, détruire le parasite et le serpent, ou le mouton ou le gibier, et déchiqueter publiquement un animal pour la joie du sang, le tressaillement des nerfs, les œillades et la gloriole (et sans grand risque, quoiqu’on dise). L’homme pris individuellement ou pris dans son émouvant ensemble, doit avoir, avant tout, le respect de la vie… On peut voir, par le fait lamentable et dramatique de l’Espagne d’aujourd’hui — désert où Barcelone est une île ensanglantée —, ce que les corridas et le christianisme ont fait d’un grand peuple, et à quelle besogne travaillent ceux qui voudraient renforcer dans ses racines de superstition le vieux régime abject, en redonnant de l’éclat à des pratiques d’un autre âge, avec de la littérature, de la mythologie et des jeux de mots ».


Exhibitions sportives. — Nous ne parlerons ici du sport que dans les formes collectives qu’il a prises comme spectacle depuis une cinquantaine d’années, et qui ont complètement dénaturé son caractère. Nous ne nous occuperons donc pas du sport véritable, c’est-à-dire, suivant le vieux mot français desport dont les Anglais ont fait sport adopté ensuite par le snobisme français, « l’exercice » de plein air, individuel ou en groupe, dans l’unique but de développer les qualités de l’homme pour réaliser en lui un harmonieux équilibre de ses forces physiques, intellectuelles et morales. Nous ne verrons que le sport spectaculeux, exhibitionniste, dont le but est dans l’exaltation de la plus ou moins « belle brute » et qui est la négation même du sport, tout comme le cirque romain était celle du gymnase. Nous n’envisagerons que l’exploitation du sport dont les fins sont tellement monstrueuses que le mercantilisme dont il est la proie n’est certainement pas le plus coupable. Car il s’agit de rien moins que d’arriver par le sport, à ceci : empêcher l’homme de penser, en faire une mécanique passive pour le travail et pour la guerre, une brute sourde et incompréhensive à tout appel de l’intelligence, sauf à quelques formules imposées à son cerveau par une sorte d’enregistrement automatique pour faire croire qu’il agira par