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comme il le pouvait et au lieu des marques de considération que la bourgeoisie décerne, malgré tout, à certains illustres révolutionnaires, il n’en reçut que les rebuffades dont elle accable les individus sans situation et sans garantie.

Instruit par ses propres expériences, Stirner a donc tracé du bourgeois un portrait beaucoup plus frappant que ne le fit plus tard Flaubert qui se plaçait uniquement au point de vue esthétique.

Pour Stirner, la caractéristique du monde bourgeois c’est de posséder une occupation sérieuse, une profession honorable, de la moralité, bref ce qui constitue un droit de domicile dans la vie. Le bourgeois peut être ouvrier ou rentier, se dire républicain, radical, socialiste, syndicaliste, communiste, voire anarchiste ; il peut appartenir à une Loge, à la Ligue des Droits de l’Homme, à un Comité électoral socialiste, à une cellule communiste ; il peut même payer sa cotisation à un parti révolutionnaire. Tant que sa vie repose sur une base sûre, tant qu’il offre des garanties morales, bourgeois il est et bourgeois il reste.

En Allemagne même, ce ne fut qu’au bout de cinquante ans que parut une seconde édition de L’Unique et sa Propriété (1882). En 1893, la grande maison d’éditions Reclam, de Leipzig, éditait ce livre dans sa Bibliothèque Populaire. C’était le rendre accessible à tous. En 1897, John-Henry Mackay, qui s’est donné tant de mal pour retrouver des traces de Stirner et dissiper le mystère qui couvre sa vie, publiait la première édition de Max Stirner, sein Leben. und sein Werk.

En France, L’Unique et sa Propriété paraissait en 1900 en deux traductions, celle de Robert L. Reclaire, chez Stock ; celle de Henri Lasvigne à la Revue Blanche. (En 1894, Henri Albert avait traduit une partie de l’ouvrage au Mercure de France ; un peu plus tard, Théodore Randal avait fait de même dans les Entretiens Politiques et Littéraires et dans le Magazine International » ).

En 1902, il était traduit en danois (avec préface de Georges Brandes) et en italien (avec préface d’Ettore Zoccoli) ; une deuxième édition italienne a paru en 1911 et a été réimprimée en 1920. En 1907, précédé d’une préface de l’auteur de la philosophie de l’Égoïsme, James Walker, il en paraissait une traduction anglaise par Steven T. Byington, éditée par Benjamin R.Tucker (sous le titre The Ego and his own). En 1912, L’Unique et sa Propriété avait, de plus, été traduit en russe (on compte huit éditions de cet ouvrage en cette langue, la septième traduite par Léo Kasarnowski, la dernière datant de 1920), en espagnol, en hollandais et en suédois. En 1930, ont paru deux traductions japonaises dont une bon marché par J. Tsuji. Je pense qu’il existe des traductions de l’Unique en d’autres langues. (J’ai entendu parler de la traduction de l’Unique en dix-huit langues, mais je n’ai pu vérifier).

Sous le titre de Kleinere Schriftenpetits écrits — John-Henry Mackay a réuni les études, articles, comptes rendus et réponses de Stirner à ses critiques, parus de 1842 à 1848. Je connais une édition italienne de cet ouvrage, intitulée Scritii minori. J’ai traduit dans l’en dehors la critique très intéressante que Stirner a faite des Mystères de Paris d’Eugène Sue et un extrait du Faux principe de notre éducation. — E. Armand.


STOÏCISME n. m. (Du grec stoa, portique, parce que Zénon de Cittium, fondateur de la philosophie stoïcienne, enseignait sous un portique.) Ce substantif correspond à deux adjectifs : stoïcien et stoïque. Le stoïcien est celui qui appartient à l’école de Zénon ; le stoïque est celui qui a la fermeté recommandée par Zénon. On pourrait dire d’Epictète, plus fervent de la pratique que des dogmes, qu’il était encore plus stoïque que stoïcien.

Si j’osais mêler les vocabulaires, je constaterais qu’il y a une façon pharisaïque (et d’ailleurs vulgaire) de

comprendre le stoïcisme. C’est celle que blâme La Fontaine (Le philosophe scythe) quand il nous montre « un indiscret stoïcien » qui :

… Retranche de l’âme
Désirs et passions, le bon et le mauvais,
Jusqu’aux plus innocents souhaits.

Le fabuliste ajoute que « de telles gens »

… Ôtent à nos cœurs le principal ressort
Ils font cesser de vivre avant que l’on soit mort.

Ce que condamne La Fontaine est une caricature, non le véritable stoïcisme. Il est vrai que beaucoup de professionnels de la philosophie s’y sont trompés, depuis Plutarque, ce pauvre prêtre, jusqu’à Paul Janet, membre de l’Institut, qui donna au Dictionnaire des Sciences philosophiques de Franck un article « Stoïcisme » d’une injustice et d’une ignorance émerveillables. Nul stoïcien n’a jamais élagué avec une telle indiscrétion. Ils ont seulement établi entre nos puissances une hiérarchie trop sévère et donné trop absolument l’empire à la raison. S’ils semblent condamner sans réserve les « passions », c’est question de vocabulaire : ils blâment sous ce nom les agitations folles et excessives, mais ils consentent aux « affections », mouvements beaux et eurythmés. Ils distinguent quatre « passions » dont la laideur s’efforce vers les faux biens ou se désole de ne les point posséder ; ils appellent ces quatre passions : tristesse, plaisir, désir, crainte. Le sage, par une méthode que j’indiquerai plus loin, s’affranchit de toute tristesse. Au lieu du plaisir et de ses petites secousses inquiètes, il se donne la joie continue : ascension dans la clarté ou, suivant la définition de Spinoza, émouvant voyage et « passage d’une perfection moindre à une perfection plus grande ». Au lieu de la crainte et de ses affolements, il connaît la souriante prudence qui veille toujours sur le trésor intérieur. Enfin, comme son effort n’exige jamais l’impossible ou l’aléatoire, comme ce qu’il réalise c’est toujours, dans l’indifférente victoire ou l’indifférente défaite extérieure, la beauté même de son effort et son propre perfectionnement par cette beauté, le sage ne dit pas qu’il désire, mais qu’il veut.

Bien loin que le stoïcien détruise aucune de ses puissances internes, ce qui domine en lui, c’est le sentiment de l’unité de son être et de son accord avec lui-même. Les mauvais instincts, pour employer un vocabulaire plus nouveau et plus clair que le sien, il ne les supprime pas en lui, il les rend indifférents par la platonisation ou utiles par la sublimation. Connaître l’harmonie que je suis, la réaliser de plus en plus et, à mesure que je la perfectionne, en prendre une conscience de plus en plus nette et de plus en plus large : voilà l’essence de l’éthique stoïcienne. Monter en quelque sorte sur chacune de mes connaissances pour agir plus haut, sur chacune de mes actions pour voir plus vaste.

La grande méthode morale du stoïcisme s’appuie sur la fameuse doctrine des choses indifférentes. Le stoïcien appelle indifférent tout ce qui ne dépend pas de lui. Cette définition, d’abord âprement volontaire, il en fait peu à peu une réalité subjective. Quand il a donné tout l’effort qui dépend de lui, il devient indifférent au résultat.

J’ai montré, dans La Sagesse qui rit, que le stoïcisme est essentiellement « un positivisme du vouloir ». Le savant positiviste, pour se donner tout entier à la recherche scientifique, se désintéresse de tout le domaine inconnaissable et métaphysique. Le stoïcien, pour ne perdre à des regrets et des découragements aucune parcelle de sa force et de sa volonté, se rend indifférent tout ce qui ne dépend pas de sa volonté et de sa force.

Mais, parmi les choses qu’il déclare indifférentes dès qu’il les compare au bien unique, la beauté de sa vie, il en reconnaît de préférables : il les recherche dès que cette recherche ne nuit pas au souverain bien ; il évite, quand il le peut sans laideur, les choses contraires aux