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complexion et qui n’avait aucun enthousiasme pour les exercices physiques à prendre goût à l’activité musculaire. L’entraînement amène l’accoutumance et même le besoin. Un enfant, après avoir fait la grimace devant du vin pur ou du fromage fort, en reprendra sans doute pour faire comme les grandes personnes. Même remarque pour le gamin qui se met à fumer malgré son dégoût, afin d’être « un homme ».

Donc les goûts ont assez souvent l’imitation pour point de départ. C’est pourquoi l’imitation a une grande importance, elle peut orienter l’individu dans des habitudes dont il pourra difficilement se déprendre.

La culture tend à l’affinement des réflexes conditionnés.et, en même temps, à leur différenciation, qu’il s’agisse de goût sexuel, de goût esthétique, de goût intellectuel ou de goût moral. Dans le domaine artistique, la masse du public portera une admiration unanime à un tableau dont tout l’intérêt est anecdotique, et Diderot ne semble pas avoir dépassé ce stade. Avec un peu plus de raffinement, beaucoup de gens seront sensibles à la beauté des corps ; mais ne faut-il pas faire intervenir ici simplement le goût sexuel, d’où l’attrait d’une femme nue sur une chromo-lithographie ? Enfin quelques-uns seront sensibles à la ligne, au volume, au mouvement et surtout au jeu des couleurs.

Dans le goût sexuel, au fur et à mesure que la femme gagne indépendance et importance, qu’elle n’avait pas dans l’antiquité et qu’elle ne commence à conquérir qu’à partir du XI- siècle ou du XIIe siècle, à mesure aussi que le substratum sentimental se développe lentement par apports héréditaires dans le cerveau humain, l’amour s’enrichit d’une plus grande complexité. A l’attrait physique s’ajoute l’attrait sentimental, et dans la beauté d’une femme interviennent la distinction et l’intelligence.

Ainsi, au cours de l’évolution de l’homme et de l’humanité, le goût tend à s’affiner. Sauf en période de privation où l’affamé accepte n’importe quoi, le goût devient plus exigeant et prétend choisir. On n’a pas le temps de s’occuper de choisir quand la vie est très dure. Au point de vue moral on n’a pas le temps non plus, ni le souci de s’apitoyer sur son prochain. On s’habitue au spectacle de la souffrance, trop commun pour émouvoir. Il faut se défendre et défendre le groupe. D’abord vivre. C’est le régime de la brutalité, ce qui n’empêche pas l’amitié, surtout entre les compagnons du même âge, entre les compagnons d’armes, sorte d’égoïsme à deux, où l’homosexualité a quelquefois eu son influence.

Les arts ne sont nés, ainsi que la philosophie, la pitié et l’amour que lorsque la sécurité sociale a été tant soit peu assurée. Alors on commence à compatir aux souffrances et mêmes aux émotions intimes ou supposées d’autrui. L’ouvrier a le temps de soigner son travail, de se consacrer tout entier à sa besogne, d’y trouver la joie. On ne fait bien que ce qu’on fait avec goût. Un travail fait avec goût est un travail d’art. Ainsi nous arrivons à la définition de l’art donnée par Linert. L’art est l’effort de l’artisan, c’est un effort créateur, un travail fait avec amour, avec enthousiasme, avec émotion. D’où parfois la répugnance de l’artiste à se défaire de ses œuvres. Celles-ci n’ont de charme que pour ceux qui partagent, qui acceptent ou qui comprennent le plaisir et l’effort de l’ouvrier. C’est ce qui explique la pluralité des jugements sur les œuvres les plus sincères. C’est ce qui explique aussi que les profanes se laissent parfois séduire par un truquage qu’ils prennent pour un effort prestigieux, accompli avec amour.

Le goût donne l’affinement du plaisir, il donne toute sa plénitude à la vie, disons plus simplement aux fonctions vitales. Déjà on ne digère bien que ce qu’on digère avec goût (Pavlof). Avec le goût, la puissance génitale est augmentée ou réveillée. Avec lui, comme je viens de le dire, augmente l’habileté de l’ouvrier, et le travail d’artisan devient un travail d’art. Le goût est une véri-

table « activation » de la fonction cérébrale qui retentit sur tout l’organisme. A plus forte raison, dans le domaine intellectuel, le goût donne au travail de la pensée une force et une pénétration que ne saurait avoir la besogne faite sur commande.

Étant donné la multitude des ancêtres de chaque individu et la diversité des tendances parfois contradictoires dont il a hérité, étant donné la facilité du passage de l’une à l’autre des coordinations cérébrales au moindre excitant, ce sera l’influence de l’éducation et du milieu qui favorisera telle ou telle tendance héritée. Mais cette influence est souvent diverse et contradictoire, elle aussi ; et les réflexes conditionnés, acquis au cours de la vie individuelle, autrement dit les goûts, se greffent sur le tempérament, les instincts et les tendances, au hasard des circonstances.

La personnalité humaine est multiple, variable et incohérente. Il y a donc une très grande différence des hommes aux abeilles et aux fourmis, qui sont, elles aussi, des animaux sociétaires, mais qui forment des sociétés simples, à habitudes enracinées, à instincts fixés, sans grande complexité, où les actions sociales ont un caractère presque fataliste. Dans toutes les espèces animales, l’individu n’a relativement à l’homme qu’un cerveau très simple, très réduit, et qui, par le développement rapide de l’animal, est tout de suite fixé dans les instincts. Dans l’espèce humaine, la longueur de l’enfance pendant laquelle s’emmagasinent des réflexes conditionnés (acquis), multiples et variés, permet aux individus d’échapper en partie à l’emprise des habitudes héréditaires (instincts), qui sont elles-mêmes beaucoup plus diverses que dans les autres espèces.

Déjà, pour les chiens, Pavlof n’en a pas trouvé deux qui réagissent de la même façon au même excitant. Les différences sont encore plus marquées entre les hommes, car ils sont encore plus sensibles à la complexité des phénomènes et sont davantage soumis aux hésitations.

Ce sont les hésitations et même les incohérences qui sont le fondement de notre liberté, à condition que les incohérences soient floues et variables et non pas fixées dans des marottes, ce qui nous permet d’échapper au déterminisme rigoureux d’un caractère où la dominante serait trop fortement accusée.

Le raisonnement intervient pour régulariser les incohérences dans la mesure du possible, dans la mesure de l’adaptation au milieu. La culture donne au raisonnement des facilités d’investigation et de critique et prépare un meilleur choix. L’affinement des goûts, et spécialement des goûts moraux, nous soustrait à la domination brutale des impulsions.

Le refoulement des impulsions est une nécessité créée par la vie en commun. C’est l’origine tout à fait lointaine de la morale.

La doctrine épicurienne, fondée sur la recherche du plaisir, peut aboutir à un individualisme anti-social, car la recherche du plaisir brut laisse l’homme soumis aux impulsions égoïstes de ses désirs. Mais une morale sociale, morale spontanée et sans contrainte, peut très bien être fondée sur les goûts. Le summum du plaisir n’est atteint qu’avec la participation de l’être entier. Le plaisir de la table, par exemple, demande, pour être complet, non seulement l’excellence de la cuisine, mais aussi qu’on soit assis commodément, dans une salle chauffée ou rafraîchie suivant la saison, qu’on soit en bonne disposition d’esprit, sans soucis, sans préoccupations morales à l’égard de soi ou d’autrui, et qu’on se trouve en compagnie de joyeux convives et amis. La partie affective devient encore plus grande et souvent prépondérante dans le plaisir sexuel. En général, le plein épanouissement du plaisir ne peut se faire chez