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communales ; des marchands, des financiers furent ses ministres, ses officiers, ses magistrats. Ce fut le temps où la bourgeoisie forma le Tiers-État et prit place aux États généraux, ceux de 1302. C’est là une autre date caractéristique de la formation des temps modernes. Quoiqu’à un rang inférieur, et à genoux, la bourgeoisie participait aux assemblées de la noblesse et du clergé, consommant officiellement sa séparation d’avec le peuple des vilains.

Il est non moins caractéristique de souligner que la théorie du pouvoir monarchiste absolu fut d’origine bourgeoise. Ce sont les légistes de Philippe le Bel qui ont eu l’idée de voir dans la royauté la « loi vivante » par opposition à la loi féodale, et dans le roi l’incarnation de l’État centralisateur contre les divisions de la féodalité. Ils ont ajouté ainsi une consécration civile à celle religieuse du sacre royal. Ils y mirent plus de zèle et de complaisance que la noblesse féodale, car celle-ci poursuivit encore pendant trois cents ans la lutte la plus ardente contre la royauté. Elle ne s’apaisa qu’en se laissant domestiquer. Jusque là, après Philippe le Bel, la théorie de la monarchie absolue subit une longue éclipse, durant la guerre de Cent Ans, puis pendant les guerres de religion. Elle fut si peu celle des factions politiques et religieuses que le régicide fut ouvertement prêché et pratiqué en France et dans toute l’Europe.

On peut dire qu’il n’y eut de véritable unité française qu’à partir du règne de Louis XI, lorsqu’il eut vaincu Charles le Téméraire, duc de Bourgogne. Le domaine royal se composa alors des deux tiers de la France actuelle ; il avait encore à se compléter, soit par adhésion volontaire, soit par conquête, des provinces de Flandre, Artois, Bretagne, Orléanais, Bourbonnais, Lorraine, Alsace, Franche-Comté, Roussillon. Le pouvoir royal absolu, s’établit à partir d’Henri IV, tout au moins sur la nation sinon sur les partis politiques. Louis XIII et Richelieu réduisirent ces partis et, après la Fronde, dernière convulsion de la féodalité, tous furent entièrement soumis à Louis XIV, qui put dire : « L’État, c’est moi ! » Toute autonomie municipale disparut, les seigneurs devinrent les courtisans de Versailles ou se firent oublier dans leurs gentilhommières. Il n’y eut plus d’États Généraux contrôleurs du roi, les Parlements furent les exécuteurs de ses volontés, il fut le maître des biens, des personnes, des consciences. La royauté divinisée trouva dans la noblesse les cadres de son armée et de ses domestiques de cour, jusqu’à ses porte-coton, dans la bourgeoisie ceux de son administration civile, dans le clergé ceux de sa gendarmerie spirituelle. La monarchie française avait fait un Concordat avec l’Église en 1516 ; celle-ci signa, en 1682, la déclaration gallicane de soumission à cette monarchie.

L’Église avait fort évolué depuis qu’elle avait dû renoncer à ses rêves d’hégémonie temporelle. La Réforme, en l’atteignant dans son hégémonie spirituelle l’obligea à modifier ses méthodes. Elle avait été la rivale de la royauté ; elle devint son alliée et le pouvoir absolu fut son œuvre. Ce sont les Jésuites qui l’ont faite, on petit dire le fer en main. Leur théorie faisait du christianisme la religion du pouvoir absolu qu’ils plaçaient au-dessus de la religion elle-même, et encore plus des hommes, même des rois dont ils feraient leurs instruments (De monarchia visibili Ecclesiœ. - 1571). Dès Henri III, les rois eurent des confesseurs jésuites ; quand les Jésuites trouvèrent qu’Henri IV n’était pas assez docile à leur volonté, ils le firent assassiner. Dès 1522, avec leurs Exercitia, ils avaient commencé à forger les esprits. Ils surent s’adapter au monde ; avec eux l’Église brutale et rigide se fît insinuante et accommodante. Au protestantisme rigoriste, ils opposèrent un catholicisme libertin, permettant toutes les polissonneries pourvu qu’elles fussent accompagnées de restric-

tion mentale, entretenant agréablement le péché par la pénitence. Les abbés de cour furent les pires corrupteurs de la société ; que risquait-on de pécher en compagnie de ces saints personnages, et d’être un coquin à l’exemple d’un Mazarin, d’un Alberoni, d’un Dubois ? Trente ans après la fondation de leur Ordre, les Jésuites s’étaient répandus sur tout le globe. Ils étaient les maîtres de l’Espagne dont ils menaient la politique partout où elle régnait. Ils sont ainsi responsables du massacre des 2.000 moines portugais qui s’opposèrent à Philippe II, de la Saint-Barthélemy et de la révocation de l’Édit de Nantes. Partout ils apportaient la trahison, la corruption, le crime et tuaient la liberté. Dès 1539, Charles Quint n’était plus qu’un être passif, perinde ac cadaver, entre leurs mains, et, un an après, le pape était contraint d’approuver leur institution. Ce sont eux qui fondèrent en France avec leurs complices, Diane de Poitiers, les Médicis et les Guise, le parti des honnêtes gens, gens de goût, gens distingués, gens bien pensants qui n’ont pas cessé depuis, de faire de l’hypocrisie une règle sociale et une vertu supérieurs. Ce fut le parti de Tartufe et de Bazile, le parti de toutes les réactions et de tous les coups d’État, le parti de tous les aventuriers par qui :

« Le crime heureux fut juste et cessa d’être crime. »

Par les Jésuites, l’Église fut maîtresse absolue de l’enseignement à tous les degrés, jusqu’à la Révolution Française. Après, ils ont su revenir et s’imposer de nouveau jusqu’aux lois laïques de la IIIe République. Avant de faire le Deux Décembre, l’ancien carbonaro Louis-Napoléon eut bien soin de faire voter la loi Falloux. Tous les « honnêtes gens », tous les « amis de l’ordre » furent avec le « tas d’hommes perdus de dettes et de crimes » qui firent l’Empire. Et, aujourd’hui, on peut dire que les Jésuites sont toujours les maîtres du haut enseignement et de l’académisme, comme ils sont toujours les inspirateurs des réactionnaires et des prétoriens qui ont trouvé, depuis cent cinquante ans, chez tant de prétendus démocrates, républicains et révolutionnaires, de si malpropres et cyniques complicités. Si notre époque est toujours incapable de faire la véritable et intégrale révolution qui doit changer la face du monde, c’est parce qu’elle charrie encore dans son sang le virus que l’Église et les Jésuites en particulier lui ont inoculé, celui du respect de l’autorité, du culte de la force, de l’obéissance à tous les credos malfaisants : patrie, religion, propriété, argent, qui dressent l’homme contre sa liberté. On trouve toujours l’Église et les Jésuites derrière toutes les turpitudes sociales.

Voilà ce que la royauté absolue a apporté dans les temps modernes : la servitude économique, la trahison intellectuelle, la déchéance morale. Elle a aussi apporté autre chose, corollaire de tout cela : l’impérialisme des mégalomanes ivres de puissance et des peuples « stupidifiés » de sottise. L’impérialisme n’est pas une création moderne. Il fut romain dans l’antiquité. Mais les temps modernes, en le ressuscitant, ont répandu sur la terre entière cette lèpre que les Romains s’étaient bornés à faire régner en Europe et dans le bassin méditerranéen. Ce sont les Romains, dont la seule industrie fut de « faire la guerre et de spolier le vaincu » (E. F. Gautier), qui établirent dans le monde cet impérialisme que M. Carpocino a défini : « la manière de penser et d’agir d’un peuple qui prétend se subordonner les autres. » La guerre et le pillage devaient suffire à tous les besoins de l’Empire. Ce peuple, chez qui il n’y eut de bonne heure, comme travailleurs, que des esclaves étrangers, ne voulait plus payer d’impôts, escomptait les produits du pillage pour suffire aux nécessités publiques. Ces produits, fruits du travail des vaincus durant plusieurs siècles, furent vite dissipés, et Rome en fut réduite à retourner à l’économie primitive des échanges en nature qui serait celle du moyen âge.