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rieuses, et que le seul moyen de se défendre utilement est dans la constitution d’effectifs disciplinés, pourvus d’un matériel suffisant ? Si l’on admet l’opportunité de tels recours, que devient la philosophie de l’action anarchiste ? Si on ne la reconnait pas, quel sera le sort de la Révolution sociale ?

L’argument dilatoire qui consiste à déclarer que nul n’étant capable de prophétiser, nul ne sachant quand et comment se déclenchera la prochaine révolution, il serait téméraire de tracer à son égard, dès à présent, un plan d’action quelconque, est un argument captieux, mais sans valeur positive. Prévoir n’est pas prophétiser, mais se mettre en garde contre la surprise d’événements possibles, dont la nature est connue, et dont rien ne permet de nier la réapparition, d’un jour à l’autre. Les faits révolutionnaires ne sont pas du domaine des constatations vagues, imprécises. L’histoire en foisonne. Certains se sont passés sous nos yeux, depuis moins de vingt ans, et qui comptent parmi les plus graves. Les conditions dans lesquelles ils se produisent, pour ne pas être identiques, ne sont pas tellement contradictoires, et mystérieuses, qu’il n’en soit pas fait état, au même titre que de n’importe quelle autre source d’expérience. Or, sans rien nier, à l’avance, de ce qui pourrait être, et en faisant la part de l’imprévu, il y a lieu, pour tout homme raisonnable, de prendre en considération, d’abord, l’enseignement de ce qui a été.

Se basant sur l’expérience acquise, il y a lieu de supposer que, si une insurrection communiste anarchiste se produisait, de nos jours, sur un point quelconque du globe, et si elle y obtenait la victoire sur les forces gouvernementales — ce qui n’est qu’une première étape de la Révolution, et peut-être la plus facile à réaliser — elle n’en serait pas moins, à bref délai, en présence de ce double dilemme : s’imposer à ses adversaires de l’extérieur, comme à ceux demeurés à l’intérieur, ou disparaître sous leurs coups ; instaurer la nouvelle société, avec toutes les mesures de défense appropriées à la situation, ou sombrer dans un désordre économique sans précédent.

Ma conclusion est la suivante : Une société communiste-anarchiste ne peut être le produit d’un hardi coup de main, jetant à bas quelques puissances despotiques. Elle ne peut être considérée, selon toute vraisemblance, que comme l’aboutissement lointain d’une évolution considérable des masses, au triple point de vue des mœurs, de l’intelligence, et du régime économique, évolution dont il n’appartient à personne de brûler à volonté les étapes, mais dont un certain nombre de secousses brutales, et des dispositions transitoires, sont susceptibles de favoriser la marche. Tant que cette évolution, coupée ou non par des catastrophes révolutionnaires, ne sera pas un fait accompli, le rôle des anarchistes qui ne voudront pas se mettre dans le cas d’être obligés de recourir aux méthodes du socialisme communiste, mais demeurer fidèles à leurs principes, sera nécessairement limité à la culture individuelle, et l’éducation, c’est-à-dire la lutte contre les superstitions et les préjugés, à la lumière du libre-examen, sans dogmatisme étroit. Ce rôle n’est pas dépourvu d’intérêt. Il n’est pas négligeable, en effet, que, dans le mouvement social actuel, qui semble devoir enliser dans le collectif toutes les initiatives hardies et les caractères d’exception, des hommes demeurent en marge des embrigadements, pour la sauvegarde des libertés non déraisonnables, grâce auxquelles a été édifié, dans le labeur des grands ouvriers de la pensée, tout ce qu’il est de bon et de beau dans le monde. — Jean Marestan.

TRANSITOIRE (Période). Dans l’étude que j’ai consacrée à la « Révolution Sociale » et, notamment, dans la partie de cette étude qui a pour objet d’examiner ce qu’on qualifie de « période transitoire » (pages 2389-90-91), j’ai, par avance, répondu à l’article qui précède celui-ci. Je ne m’attarderai donc pas à opposer dans le détail ma conception de la dite période transitoire à celle de mon ami et collaborateur Jean Marestan.

Je me bornerai à quelques remarques et observations dans le but d’attirer l’attention du lecteur sur certains points d’importance.


Première observation. — L’article de Marestan débute ainsi : « Si une révolution prolétarienne insurrectionnelle avait lieu aujourd’hui même, dans notre pays, et que toutes les autorités constituées fussent, par elle, anéanties, deviendrait-il pratiquement possible, par ce seul fait, d’instaurer sans délai, sur les ruines de l’ordre ancien, une organisation sociale communiste anarchiste, c’est-à-dire une organisation viable, n’ayant recours, pour se maintenir, à aucune forme de contrainte — police, armée, gouvernement, ou autre — et dans laquelle, la propriété ayant été abolie, la consommation serait libre et gratuite, la production assurée sans rémunération aucune, par le simple jeu des initiatives ? »

Étant donné que c’est à cette question et à la réponse qu’il sied de lui faire que l’article de Marestan est, quant au fond, d’un bout à l’autre, consacré, il convient, avant tout, de se demander si c’est bien dans ces termes que le problème doit être posé. Et, sans hésitation, j’affirme que les données du problème à résoudre étant totalement faussées, la solution du problème lui-même est fatalement condamnée à subir toutes les erreurs qui en sont la suite.

L’auteur du précédent article confond un peu légèrement un mouvement insurrectionnel victorieux avec ce que les Anarchistes entendent par la Révolution Sociale. Dans l’état actuel des choses, il se pourrait, à la rigueur — et encore !… — qu’une insurrection prolétarienne éclatât et renversât les Pouvoirs établis. Ce pourrait être le résultat d’un coup de force parti d’en bas et exécuté, par surprise, par le brusque soulèvement en masse des travailleurs. Il se pourrait même que, dans un élan magnifique et unanime de colère et de révolte, toutes les forces révolutionnaires se rassemblassent et missent en déroute la police, l’armée, tout l’appareil de résistance dont disposent les détenteurs de l’État capitaliste. Mais il est certain qu’une telle victoire ne saurait, « aujourd’hui même », c’est à dire en 1934, comporter l’anéantissement définitif des institutions sur lesquelles reposent le Capitalisme et l’État.

Le champ destructif de toute insurrection, je dirai même de toute révolution se limite nécessairement aux objectifs visés par les inspirateurs et acteurs d’un tel soulèvement ; on peut même affirmer, à la lueur de ce qui s’est passé partout et toujours, que ces objectifs ne sont que très rarement réalisés et que les conséquences immédiates d’une révolution insurrectionnelle (je me sers, ici, des termes employés par Marestan lui-même) restent toujours en deçà du but que se sont assigné les insurgés.

Or, il n’est pas douteux que, si l’on admet l’hypothèse dans laquelle se place Marestan : « Si une révolution prolétarienne insurrectionnelle avait lieu, aujourd’hui même, dans notre pays », une telle révolution n’aboutirait certainement pas à l’anéantissement des autorités constituées, parce que : d’une part, ces autorités ne sont pas encore suffisamment discréditées et disqualifiées, elles ne se sont pas assez avérées incapables et malfaisantes ; leur ruine morale (indispensable facteur de leur ruine matérielle) n’est pas encore poussée assez loin ; et parce que, d’autre part, l’état de division qui non seulement disperse mais encore oppose les diverses