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pour en transférer la propriété et la gestion souveraine à un Capitalisme d’État, il n’est pas douteux qu’un tel mouvement révolutionnaire n’a rien d’anarchiste et qu’il ne saurait avoir pour conséquence l’anéantissement de toutes les autorités constituées ; ce point admis (et nul, je pense, ne s’avisera de le contester), il est évident que, tout au contraire, une Révolution de ce genre, loin d’affaiblir le Capitalisme et l’État, aura pour effet de les consolider, ne fût-ce que par le rajeunissement dont ils bénéficieront.

Au lendemain d’une telle pseudo-Révolution, le sort du prolétariat se sera-t-il sensiblement amélioré ? En apparence, oui ; en réalité, non.

Dans sa remarquable étude sur la Révolution russe, mon excellent collaborateur Voline a dépeint, en termes saisissants, la situation du paysan et de l’ouvrier russe au nom de qui, cependant, sous le prétexte de défendre les conquêtes révolutionnaires et d’installer, en Russie, le communisme, le parti bolcheviste impose sa dictature, depuis près de dix-sept ans, à une population de cent soixante millions d’individus.

Voici ce que dit Voline (pages 2430 et 2431) :

« Puisque tout ce qui est indispensable pour le travail de l’homme — autrement dit tout ce qui est capital — appartient, en Russie actuelle, à l’État, il s’agit, dans ce pays, d’un Capitalisme d’État intégral. Le capitalisme d’État, tel est le système politique, économique, financier et social en U. R. S. S., avec toutes ses conséquences logiques dans le domaine moral, spirituel ou autre.

Pour le travailleur, l’essentiel de ce système est ceci : tout travailleur, quel qu’il soit, est, en fin de compte, un salarié de l’État. L’État est son unique patron. Si l’ouvrier ou le paysan rompt son contrat avec ce patron, il ne peut plus travailler nulle part. En conséquence, l’État-patron peut faire avec l’ouvrier tout ce qu’il veut. Et si, pour une raison quelconque, ce dernier est jeté dans la rue, il ne lui reste plus qu’à crever de faim, à moins qu’il ne « se débrouille » comme il peut. Ce n’est pas tout : le système veut que l’État-patron soit, en même temps, juge, geôlier et bourreau de tout citoyen, de tout travailleur. L’État lui fournit du travail ; l’État le paye ; l’État le surveille ; l’État l’emploie et le manie à sa fantaisie ; l’État l’éduque ; l’État le juge ; l’État le punit ; l’État l’emprisonne ; l’État le bannit ou l’exécute… Employeur, protecteur, surveillant, éducateur, juge, geôlier, bourreau ; tout, absolument tout dans la même personne : celle d’un État formidable, omniprésent, omnipotent.

Comme le lecteur le voit, ce système est bien celui d’un esclavage complet, absolu, du peuple laborieux ; esclavage physique, intellectuel et moral. »

Que reste-t-il, de nos jours, des fameuses conquêtes révolutionnaires que, par la soi-disant Dictature du Prolétariat, le Parti Communiste devait défendre et sauvegarder ? Cette défense, ce maintien, ce salut des conquêtes de la Révolution d’octobre 1917, est, nous affirme-t-on, la seule justification et l’unique raison d’être du régime d’inégalable oppression qui, depuis sévit en Russie, régime qui, au dire de ses profiteurs, ne devait pas durer un jour de plus qu’il ne cesserait d’être absolument indispensable. Est-ce ainsi qu’on supprime le salariat, ce qui est l’a b c d de toute révolution prolétarienne, et qu’on construit le communisme ? Bref, est-ce de la sorte qu’on prétend conserver aux masses les avantages de la victoire révolutionnaire qui a couronné leurs efforts ?…

Qu’on y réfléchisse ! Et on constatera que tous les gouvernements qui ont fait suite aux insurrections et révolutions populaires que, depuis cent cinquante ans, l’histoire a enregistrées ont tous, sans exception, proclamé qu’ils considéraient comme l’essentiel de leurs attri-

butions la charge de défendre et de développer les progrès et conquêtes issus de ces insurrections et révolutions et que, en fait, leur action n’a été qu’une astucieuse et lente confiscation de ces conquêtes à leur exclusif profit et au détriment des masses peu à peu frustrées des fruits de leur victoire. Les exemples foisonnent, frappants et décisifs :

En 1789, c’est la Révolution française confisquée par la bourgeoisie succédant à la noblesse ; en 1870, c’est, après la capitulation de Sedan, la déchéance de l’Empire et la proclamation de la République, le régime des Thiers, des Mac-Mahon, des Opportunistes, des Radicaux, des Poincaré, des Tardieu, des Herriot, des Marquet et des Doumergue. En Allemagne, c’est la social-démocratie qui, succédant au Kaiser, conduit, par ses timidités et ses trahisons, à l’avènement triomphal de l’Hitlérisme. En Italie, après la prise des usines et leur occupation par les travailleurs, ce sont les défaillances et la veulerie des chefs socialistes qui déterminent la marche sur Rome et le triomphe du bourreau du peuple italien : l’odieux Mussolini. En Espagne, c’est après le mouvement magnifique de colère et de mépris qui a culbuté la monarchie et proclamé la République, la suppression des libertés démocratiques et l’étouffement, par une répression sauvage, des revendications les plus légitimes des travailleurs de l’usine et de la terre. En Autriche, ce sont encore les hésitations et les faiblesses de la social-démocratie qui ont ouvert la route à Dolfuss.

C’est en vain que, las d’être opprimés, bernés, trahis, exploités, les peuples s’insurgent. A peine sont-ils parvenus à renverser un trône, à balayer un régime de sang et de boue, que se présentent à eux les aventuriers de la politique. Ceux-ci, qu’ils soient de gauche ou de droite, leur affirment que les masses populaires sont incapables de se conduire et s’offrent à les diriger ; ils font le serment de se consacrer, avec autant de désintéressement que d’énergie à la réalisation de l’Idéal de bien-être et de liberté qui, dans tous les pays du monde, est inscrit dans le cœur des multitudes qui pâtissent de l’exploitation et de la domination dont elles sont victimes.

« Rassurez-vous, disent ces bons apôtres. Ce ne sera qu’un régime provisoire ; il durera tout juste le temps qu’il faudra pour abattre définitivement et réduire à l’impuissance les criminelles entreprises de ceux qui, à l’intérieur ou de l’extérieur, tenteraient de vous ravir le fruit de vos efforts et de vos sacrifices. Heureusement pour vous, nous sommes là, nous, les expérimentés, les compétents, les dévoués, les prévoyants. Fiez-vous à nous ; ne craignez rien ; nous répondons de tout !… » Et c’est la fameuse période transitoire qui commence.

Malheur aux masses laborieuses qui, dans leur ignorante crédulité, se laisseront prendre au piège que leur tendent ainsi les « perfides » et les « malins » ! Je ne répéterai jamais trop, que, si la population insurgée ne réagit pas incontinent, si elle ne repousse pas sur l’heure de telles propositions, si elle permet la constitution d’un gouvernement provisoire de Défense révolutionnaire, si elle abandonne, ne fut-ce qu’un jour, la gérance de ses propres affaires et la direction de ses propres destinées, en un mot, si elle consent à se donner de nouveaux maîtres, cet acquiescement équivaudra à la confiscation par ceux-ci, dans un délai très bref, de toutes les conquêtes révolutionnaires.

Mais les anarchistes seront là pour mettre en garde le Monde du Travail contre de telles manœuvres, pour faire comprendre aux révolutionnaires que personne n’est autant qu’ils le sont eux-mêmes en état de veiller à la défense de la Révolution triomphante ; que, s’ils ont eu le courage et la force de mettre en déroute leurs adversaires quand ceux-ci avaient à leur service le Pouvoir et l’Argent, il ne leur sera pas impossible de