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à leur habitation, à leur culture intellectuelle, activité qu’on appelle le travail.

Normal, le travail est fonction de la vie individuelle, l’être humain qui ne travaille pas, c’est-à-dire qui n’emploie pas son cerveau ou ses muscles à la satisfaction de ses besoins intellectuels et matériels ne vit pas en réalité.

Les individualistes savent que les accumulateurs de capitaux et intermédiaires ne se préoccupent aucunement des besoins réels de la consommation. Ils ont pour moteur unique la spéculation, c’est-à-dire le désir de faire rendre le plus possible d’intérêt aux fonds qu’ils engagent dans les entreprises qu’ils dirigent ou dont ils se préoccupent. Les accumulateurs de capitaux et les intermédiaires activent ou restreignent la production non pas selon le plus ou moins de mouvement de la consommation, mais bien selon qu’ils entrevoient une occasion d’acquérir des profits plus ou moins considérables. Quant à la qualité de la production, elle dépend tout entière de la puissance d’achat des consommateurs et non de leurs besoins : à consommateur aisé, produits de qualité supérieure ; à consommateur pauvre, produits de qualité inférieure.

Le producteur concourt à la fabrication ou à la manufacture de produits destinés à le maintenir dans sa condition de salarié ou en contradiction ouverte avec ses opinions. On le voit s’employer, par exemple, à la confection de bijoux, étoffes et meubles somptueux, boissons ou aliments de luxe ou autres objets rares absolument superflus quand ils sont produits par tout autre que le consommateur. On voit un typographe libre-penseur composer un ouvrage religieux, un tailleur antimilitariste confectionner des uniformes d’officier, un cultivateur communiste labourer un champ pour le compte d’autrui.

Les individualistes n’ignorent pas non plus que le travail actuel s’accomplit sans méthode, chaotiquement et sont au courant de la lutte acharnée que se livrent les uns aux autres les gros détenteurs des moyens de production, si bien qu’à l’heure où une masse de déshérités manquent des objets de consommation les plus nécessaires, les magasins regorgent de produit manufacturés !

Les individualistes savent parfaitement que le producteur ignore le plus souvent la destination de son produit ; que le salaire qu’il est contraint d’accepter ne correspond pas du tout à son effort de production ; que, très fréquemment, alors qu’il lui est donné de présumer la destination de sa production, qu’il sait qu’elle est destinée à ses camarades de misère quelque part dans le monde, ceux qui l’emploient le forcent à produire des objets de qualité inférieure ; qu’il apporte son concours à la manufacture de produits de toute sorte dont le but est visiblement de perpétuer sa condition inférieure.

Les individualistes n’ignorent pas, non plus que le plus grand nombre des ouvriers, des travailleurs des usines, des ateliers, des champs, employés de commerce, de bureau, d’administration, acceptent leur état et ne font aucun effort réel pour s’en libérer, satisfaits des préjugés en cours sur la considération due à la fortune, sur le respect que mérite tout arriviste, imbus de conceptions rétrogrades sur l’accaparement, le patronat, les monopoles, etc., esclaves des préjugés moraux et intellectuels qui visent au maintien des choses établies et forment la base de l’enseignement d’État. Apeurés par la menace d’un renvoi ou du chômage, les malheureux produisent, n’ayant pas d’autre but dans la vie que de passer inaperçus, favorisés quand le surmenage ou le dégoût ne les conduit pas à l’alcoolisme ou à toute autre forme de « diminution ».

Enfin, les individualistes ne font aucunement fi du travail manuel, de l’être adonné aux occupations qu’on a coutume de dénommer « manuelles » — de l’homme

employé aux besognes vulgaires, qui bêche, pioche, plante, scie, coupe, taille, cloue, martèle, tire, frappe, pousse, arrache, lève, rabote, fond, forge, concasse, broie, tisse, porte, pèse, transporte, conduit, actionne, convoie, autrement dit accomplit l’une de ces tâches qu’on a coutume d’appeler « petites » et « humbles ». Mais ce n’est pas spécialement par rapport à sa « fonction » que le travailleur, manuel ou intellectuel, intéresse les individualistes, car ils savent que tout producteur contribue à ce que perdure la société — qu’elle soit capitaliste, collectiviste ou communiste. Ce qui attire ou retient leur attention dans l’ouvrier, c’est l’individu — l’individu en voie de se passer de dieux et de maîtres, l’individu en état de révolte intime ou ouverte contre le contrat social imposé (peu importe qui l’impose) contre l’obligatoire et le coercitif.

On peut être un excellent producteur, un ouvrier adroit, un cultivateur entendu, un manœuvre excellent, un technicien sans rival et vivre en esclave des préjugés les plus discutables. On peut manier à la perfection l’outil qui transforme la matière, tout en n’étant soi-même qu’un instrument de stagnation intellectuelle et morale. On peut savoir conduire vingt machines à la fois et se montrer partisan de systèmes de dictatures ou de contrainte sociale, qui réduisent à néant l’initiative individuelle.

On peut « travailler » sans relâche toute une vie durant et ne posséder aucune valeur intrinsèque — n’être qu’un reflet, un écho, une copie, une ombre…

Les individualistes n’ignorent certes pas au prix de quelles douleurs, de quels sacrifices s’accomplit le travail manuel et intellectuel. La fabrique, l’usine, l’atelier — leurs murs noircis, leur aspect terne et monotone — ne leur sont pas inconnus. Ni la cloche qui sonne, ni le sifflet qui vibre, ni la sirène qui mugit. Ni les contremaîtres, ni les surveillants. Ils n’ignorent rien de l’influence grégaire qui rayonne des conditions dans lesquelles s’accomplit actuellement la production, ni des difficultés que rencontrent pour s’arcbouter contre cette influence, les individualités éparses dans la masse ouvrière. Tout semble combiné, ligué pour réduire, refouler, anéantir la moindre velléité d’affirmation personnelle.

D’ailleurs la production « en séries » rend inutile toute initiative individuelle. La machine puissante et à grand rendement postule l’uniformité dans la confection des pièces produites. Le mode de production moderne a, en outre, sa répercussion en dehors de la fabrique. Le producteur à façon s’adresse de plus en plus fréquemment au gros fabricant ; son rôle se réduit déjà presque exclusivement à monter et à assembler des pièces détachées, ou encore à réparer. D’artisan, il devient intermédiaire, courtier, mercanti.

Tout ceci étant entendu, l’individualiste tel que nous le concevons ne saurait modifier son attitude bien connue parce qu’il se trouve en face du fait « travail ». Que ce soit sous le régime de la contrainte capitaliste ou sous celui de la contrainte socialiste ou de tout autre régime constrictif — et il reste à prouver que la question économique puisse encore de longtemps se résoudre sans contrainte — l’individualiste demeure anti-autoritaire. Son attitude demeure donc conditionnée par la réaction de la recherche de son bonheur individuel contre l’autorité de l’intérêt économique

D’où il s’ensuit que pour que le travail lui devienne une joie — idéal si souvent exprimé — le travail doit être libre.

Le travail a été et sera ou libre ou forcé. A travail forcé correspond une mentalité de manœuvres, de traditionalistes, de misonéistes, d’uniformistes, de conformistes, de protectionnistes. A travail libre correspond une mentalité de créateurs, d’artistes, de chercheurs, de novateurs, d’expérimentateurs, de différenciateurs, de non-conformistes, de libre-échangistes. A