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transformer et ne nous dissimulons pas l’énormité de la tâche : c’est un labeur colossal que nous avons le devoir de mener à bien. Il n’est pas douteux qu’il faut, avant tout, vivre. Pour vivre, il faut consommer ; on ne peut consommer que ce qui a été produit : il faut donc produire.

Nous avons appelé à cette production indispensable tous les hommes et femmes de bonne volonté. Le résultat de cet appel a dépassé les espérances des plus optimistes. Nous avons, toutefois, le regret de constater que toutes nos sollicitations se sont heurtées au refus systématique d’une poignée de réfractaires. Tous nos efforts — et nous ne les avons pas ménagés — ont échoué. Ces gens-là restent irréductibles.

Qu’allons-nous faire ? A quelle résolution allons-nous nous arrêter, si ces gens qui, n’ayant jamais fait œuvre utile de leur cerveau ni de leurs bras, se déclarent résolus à continuer ? Telle est, mes chers amis, la question qui se pose et qu’il nous faut résoudre à tout prix et incontinent.

Deux méthodes s’offrent à nous ; elles s’opposent et nous devons opter. Il faut que nous nous prononcions pour la Force ou pour la Raison, ou, si vous le préférez pour la Violence ou pour la Persuasion. Ne caressons point le séduisant espoir de concilier ceci et cela ; si nous optons pour la Force, nous abandonnons tout recours à la Raison ; si nous optons pour la Persuasion nous renonçons à tout recours à la Violence.

Au fond, voyez-vous, il s’agit, comme toujours, de choisir entre ces deux principes opposés aboutissant à deux méthodes contradictoires : le principe de l’Autorité et le principe de la Liberté. Je ne surprendrai personne en disant que mon choix est fait et que je reste fidèle au principe de la Liberté. En l’occurrence, Liberté est synonyme de Raison et de Persuasion, comme Autorité est synonyme de Force et de Violence. Je suis pour la Liberté ; je suis donc pour la Persuasion, pour la Raison.

Ne me faites pas le tort, mes chers collègues, de croire que je suis un de ces fanatiques nouveau modèle qui placent au-dessus de tout le respect des « Sacro-Saints Principes » et préféreraient voir périr le Monde plutôt qu’un de ceux-ci. Vous me connaissez tous depuis longtemps et vous savez que je suis, en effet, profondément et sincèrement attaché aux Principes que je n’ai, du reste, adoptés que dans la plénitude de ma conscience. Mais je vous prie de croire que, en l’espèce, mes principes se trouvent en accord parfait avec les intérêts sacrés dont nous avons accepté là charge.

Je vous le dis très nettement : si j’estimais que la Persuasion mît en péril ces intérêts et que la Violence les sauvegardât, j’opterais, si non sans regret, du moins sans hésitation, pour la Violence. Mais, j’ai le sentiment que la Violence serait néfaste à l’intérêt public et que la Persuasion le servira ; c’est pourquoi, avec plaisir et sans hésiter, je me prononce en faveur de la Persuasion.

Supposons, chers camarades, que nous nous décidions pour la Force et examinons froidement et sans esprit préconçu les conséquences qu’entraînerait une telle détermination : nous décrétons que le travail est obligatoire pour tous. C’est bien ; mais après ?

Après ? — La première chose à faire, ce sera de dresser la liste des dérogations que comportera nécessairement ce décret. Il faudra fixer l’âge auquel les adolescents seront dans l’obligation de travailler et l’âge auquel les personnes âgées cesseront d’être astreintes au travail. Cette question d’âge soulève mille problèmes délicats touchant le sexe des personnes, l’apprentissage à faire, le métier à exercer, le stage à subir ; que sais-je encore ?

Il va de soi que les malades et les infirmes échapperont au travail obligatoire. Mais encore faudra-t-il soumettre à un examen médical sérieux les maladies et

les infirmités en question. Nous serons très probablement entraînés à établir la liste des travaux — les travaux d’art et d’inspiration par exemple — dont il est impossible de fixer la durée quotidienne et le temps d’exécution.

Je vois d’ici un règlement administratif très précis, très minutieux, procédant d’une sorte de législation pointilleuse et subtile, source d’intarissables discussions, de chicanes et de contestations sans fin.

Mais il ne suffira pas de rédiger le Code du Travail ; il faudra veiller à ce que personne ne puisse se soustraire aux prescriptions de ce code. Il faudra que les délinquants soient frappés ; il faudra donc, d’une part, préciser les sanctions dont ces délinquants seront passibles et, d’autre part, assurer l’application des peines prononcées.

Et nous voilà ramenés au rétablissement indispensable de tout ce fatras de législation, de tribunaux, de police et de répression que nous avons aboli.

C’est le phénix qui renaîtra de ses cendres et quel phénix !

Il faudra entourer d’une surveillance étroite ces malfaiteurs, ces insoumis, ces déserteurs d’un nouveau genre. Il faudra veiller à ce qu’ils ne s’introduisent pas dans les domiciles à l’heure où, les ateliers étant pleins, les logis seront vides. Il faudra pourvoir tout le monde d’un carnet de travail constamment à jour, tenir une comptabilité régulière des heures réellement faites, ouvrir dans chaque atelier un registre de présence, proportionner mathématiquement la part de chacun dans la répartition des produits à l’exacte mesure du travail qu’il aura effectué ; il faudra faire la chasse aux embusqués et réfractaires, instruire et juger leur cas ; il faudra… mais, que ne faudra-t-il pas ?

Il saute aux yeux, mes chers collègues, que pour emplir ces multiples fonctions de législateurs, de médecins, de juges, de policiers, de contrôleurs, de vérificateurs, d’enregistreurs, de surveillants, de pointeurs et de gardiens, etc., il sera nécessaire de prélever une partie de la population active. Cette partie de la population travailleuse, affectée à ces fonctions spéciales, sera dérobée à la production utile. Et le plus clair résultat de toutes ces mesures destinée à truquer les fainéants, ce sera d’avoir ajouté à ceux-ci un certain nombre d’improductifs.

Autre chose : nous ne sommes pas, nous ne serons jamais des bourreaux ; hier encore, la société capitaliste nourrissait, dans ses prisons, les malheureux qui y étaient enfermés. Je pense bien que nul, parmi nous, ne songe à faire mourir de faim les insoumis du travail ; il faudra donc les nourrir ; ils seront à la charge de la communauté. Et nous commettrions la faute de mettre, par surcroît, à la chargé de cette communauté d’autres improductifs ? Au lieu d’alléger cette charge, nous l’alourdirions de propos délibéré ? Ce serait, mes amis, une solution digne de Jocrisse ou de Gribouille. Pour ma part, je la repousse.

Il apparaît et, en réalité, il est injuste que ceux qui collaborent au bien-être collectif et ceux qui s’y refusent soient traités sur le même pied. La solution par la Force semble plus conforme à l’équité : mais elle serait maladroite et d’un mauvais calcul ; je crois l’avoir suffisamment démontré. Au fait, la solution par la violence serait-elle plus juste ? Je n’en suis pas bien sûr et, à la réflexion, je pense que non ; car, où est la Justice ? En quoi consiste-t-elle ? Quel en est le critère, l’étalon, la pierre de touche ? Ce qui est juste, c’est ce qui est favorable à l’intérêt public. Or, je viens d’établir que la solution par la Violence serait nuisible à l’intérêt public : elle serait, par conséquent, injuste. C’est l’autre solution, la solution par la raison, par la persuasion, par la douceur, celle que je propose, c’est celle-là qui est équitable, puisqu’elle sert l’intérêt commun.