Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 4.2.djvu/303

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
TRI
2801

liberté et le droit du tripatouillage ne sont, comme la liberté et le droit du plagiat, que ceux de l’escopette braquée dans le domaine théâtral et littéraire, comme à la Bourse, dans le maquis des affaires, et au Parlement, dans les égouts de la politique.

En 1857, lorsqu’on voulut tirer une pièce de Madame Bovary, Flaubert s’y opposa formellement. Le 23 janvier 1858, dans une lettre à Mlle de Chantepie, il écrivit ceci : « … On voulait faire une pièce avec la Bovary. La Porte Saint-Martin m’offrait des conditions extrêmement avantageuses, pécuniairement parlant. Il s’agissait de donner mon titre seulement et je touchais la moitié des droits d’auteur. On eût fait bâcler la chose par un faiseur en renom, Dennery ou quelqu’autre. Mais ce tripotage d’art et d’écus m’a semblé peu convenable. J’ai tout refusé net et je suis rentré dans ma tanière. Quand je ferai du théâtre, j’y entrerai par la grande porte, autrement non… »

Au sujet de « l’illustration de ses œuvres », Flaubert n’était pas moins catégorique. Il écrivait, le 10 juin 1862, à Jules Duplan : « …Quant aux illustrations, m’offrirait-on cent mille francs, je te jure qu’il n’en paraîtra PAS UNE. Ainsi, il est inutile de revenir làdessus. Cette idée seule me fait entrer en « phrénésie ». Je trouve cela stupide, surtout à propos de Carthage. Jamais ! Jamais ! Plutôt rengainer le manuscrit définitivement au fond de mon tiroir… La persistance que Lévy met à demander des illustrations me f… dans une fureur impossible à décrire. Ah ! qu’on me te montre, le coco qui fera le portrait d’Hannibal, et le dessin d’un fauteuil carthaginois ! il me rendra grand service. Ce n’était guère la peine d’employer tant d’art à laisser tout dans le vague pour qu’un pignouf vienne démolir mon rêve par sa précision inepte… »

Deux jours après, Flaubert ajoutait dans une lettre à Ernest Duplan, frère du précédent : « Jamais, moi vivant, on ne m’illustrera, parce que : la plus belle description littéraire est dévorée par le plus piètre dessin. Une femme dessinée ressemble à une femme, voilà tout… Tandis qu’une femme écrite fait rêver à mille femmes. Donc, ceci étant une question d’esthétique, je refuse formellement toute espèce d’illustration. »

En 1879, il écrivait encore non moins catégoriquement à G. Charpentier : « Toute illustration en général m’exaspère, à plus forte raison quand il s’agit de mes œuvres — et de mon vivant, on n’en fera pas. Dixi. »

Mais Flaubert est mort et, depuis, le « coco » et le « pignouf » sont venus. Non seulement ils ont fait le portrait d’Hannibal et le dessin d’un fauteuil carthaginois, mais des spécialistes du « sex-appeal » ont joué et représenté Emma Bovary et Salammbô au théâtre, au cinéma, et, en librairie, Flaubert a été « illustré » de toutes les façons. A côté, des compères se sont trouvés pour dire que le « coco » et le « pignouf » avaient « servi très utilement et très largement Flaubert » !…

Enfin, Flaubert a donné encore plus de précision à sa pensée contre tous les tripatouillages lorsqu’il a écrit ceci à M. Charles Edmond, en juin 1867 : « Ah ! que j’ai raison de ne pas écrire dans les journaux et quelles funestes boutiques ! La manie qu’ils ont de corriger les manuscrits qu’on leur apporte finit par donner à toutes les œuvres la même absence d’originalité… Du moment que vous offrez une œuvre, si vous n’êtes pas un coquin, c’est que vous la trouvez bonne. Vous avez dû faire tous vos efforts, y mettre toute votre âme. Un livre est un organisme compliqué. Or, toute amputation, tout changement pratiqué par un tiers, le dénature. Il pourra être moins mauvais, n’importe, ce ne sera plus LUI. »

Ces textes de Flaubert, sur lesquels. il n’est pas possible d’équivoquer, sont sans appel aux yeux de tout artiste véritablement digne de ce nom. Mais pour être un artiste véritable, il faut comprendre Flaubert lorsqu’il écrivait encore ceci : « Si la littérature moderne était seulement morale, elle deviendrait forte ; avec de

la moralité disparaîtraient le plagiat, le pastiche, l’ignorance, les prétentions exorbitantes ; la critique serait utile et l’art naïf, puisque ce serait alors un besoin et non une spéculation. »

Flaubert était fixé sur la « moralité » des tripatouilleurs, mais il ne pouvait savoir jusqu’où irait « l’immoralité » de ceux qui s’attaqueraient à lui. En 1906, Madame Bovary était mise en pièce — ou plutôt en pièces — par un nommé Busnach et jouée au théâtre de Rouen. Ce fut un « four noir ». Le tripatouilleur n’eût même pas l’excuse de la recette. Dès 1916, on tripatouillait Salammbô pour le cinéma, et de quelle façon !… On y voyait le mariage de Matho et de Salammbô… tout simplement ! Attendons-nous à voir sortir, un jour ou l’autre, une Fille de Salammbô ! Madame Bovary, d’abord tripatouillée en Amérique, l’a été ensuite en France. L’Éducation Sentimentale, Un Cœur simple, Saint Julien l’ont été aussi. Saint Antoine sera un morceau plus difficile, mais les « cinéastes » ne reculent devant rien. Le « pignouf », un de ces jours, « supervisionnera » Saint Antoine et surtout son cochon.

L’infamie du tripatouillage est ainsi marquée définitivement. Malgré ce, il trouve toutes les complicités au près des pouvoirs publics, dans la presse, dans le public, et même dans la Société des Gens de Lettres qui consacre ainsi l’indignité de tant de ses membres. En soutenant les intérêts des tripatouilleurs, cette Société résigne toute conscience artistique. A côté, les ministres les « honorent » en les décorant, les tribunaux mettent au service de leurs abus appelés des « droits » les sanctions de la loi, la presse leur fait une charlatanesque publicité, et le public, de plus en plus idiotifié, se tait, indifférent quand il n’est pas admiratif, devant des mœurs de foire d’empoigne. Parmi les « gens de lettres », dans la presse, le tripatouilleur n’en est pas moins, et plus que quiconque, le « cher confrère » dont on vantera la « probité professionnelle », dont on louangera « le talent sérieux, l’art personnel, la haute conscience ennemie des compromissions, etc… ». On lira parfois, dans un coin de journal, la protestation très mesurée, presque apeurée, de quelqu’un trouvant que le « cher confrère » va « un peu trop fort ». On dira que cette protestation a été inspirée par l’envie, et elle sera d’ailleurs noyée dans le flot publicitaire qui remplit le journal.

Il a fallu le cinéma pour que le banditisme du tripatouillage trouvât définitivement, dans la presse, une complicité n’ayant plus de retenue. Le cinéma paie bien. Son industrie possède plus que nulle autre « l’argument irrésistible » cher à Basile ; or, la presse est de plus en plus vénale. S’il est, dans une salle de cinéma, quelques « grincheux » qui sifflent, ils sont, dans des journaux, traités de « snobs », de « chahuteurs », de saboteurs de la liberté d’autrui, de l’art, des entreprises de spectacles « qu’il faut considérer comme de simples perturbateurs, et expulser avec énergie », M. Jean Chataigner a écrit cela dans le Journal, et l’Œuvre l’a trouvé si bien qu’elle a été « heureuse » de le reproduire dans son numéro du 21 février 1930 !

Le tripatouillage est devenu une référence académique. L’Académie Française refuserait ses « prix de vertu », (quelques cents francs), il une « fille-mère » trompée et abandonnée qui s’exténuerait au travail pour faire vivre et élever son enfant ; mais elle a donné le « Grand Prix Gobert », (10.000 francs), à un personnage dont une Histoire de l’Art n’est composée que d’une série de tripatouillages, et elle patronne le dit personnage pour une élection académique ! Il est vrai que lorsqu’on a vu l’élection d’un fabricant de canons à l’Académie des Sciences morales (sic) et politiques, on peut tout voir en fait d’insanité académique.

L’histoire des tripatouillages éventés remplirait toute une bibliothèque. Bornons-nous à les voir sommairement dans leurs principaux domaines.