Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 4.2.djvu/304

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
TRI
2802

Les religions, d’où sont venues aux hommes les exemples de toutes les sophistications, ont été bâties sur des tripatouillages sans nombre pour faire accepter leurs dogmes. Les premiers livres religieux ont été des tripatouillages des légendes orales primitives, et ceux qui les ont suivie des tripatouillages de ces premiers. Les védas, le Zend-Avesta, puis la Bible avec ses deux Testaments, et toutes les farceries canoniques, ont été composés de cette façon, par toute une série de supercheries, de maquillages, d’interpolations, comme celles qui ont servi à fabriquer les lettres d’un prétendu Ignace d’Antioche. Le tripatouillage des Antiquités judaïques de Josèphe, fut une des premières besognes de l’apologétique chrétienne. Les apocryphes, bien que rejetés officiellement par l’Église, n’en ont pas moins servi à faire croire à la virginité de Marie, qui fut mère de sept enfants, d’après l’évangéliste Marc. Des interprétations tendancieuses ont imposé le célibat des prêtres et fait obligation aux fidèles d’entretenir le clergé, etc…, etc… Le tripatouillage religieux le plus éhonté a été, à notre époque, celui du commandement disant :

« Homicide point ne seras,
De tait, ni volontairement. »

pour faire marcher les consciences catholiques dans la Guerre de 1914.


En marge des tripatouilleurs canonistes, l’Église inspira toujours toute une organisation de clercs ou de pieux laïques, depuis la haute et puissante administration de l’Index jusqu’aux plus ignorantins des frater de l’école privée, qui prohibent, expurgent, tripotent tous les textes. On a ainsi, à l’usage de l’enseignement et à toutes ses échelles, les tripatouillages les plus grossiers et les plus savants. Les auteurs classiques sont « corrigés » par des « moralistes » préposés à la conservation des bonnes mœurs et des Âmes pures qui fleurissent dans les séminaires, les maisons d’éducation, les œuvres catholiques. Le modèle de ces tripatouillages est celui des Plaideurs, de Racine, par un nommé Hervo, que nous avons signalé dans l’École Émancipée du 15 avril 1922, mais qui n’a ému personne. Des abbés Lemire font feu des quatre fers, à la Chambre des Députés, des journalistes « bien pensants » sont pris de convulsions, devant un Bourueville ou un Bouillot qui, ridiculement, auront supprimé le mot : Dieu dans une fable de La Fontaine ou dans des vers de M. Francis Jammes. Le pal et les petits bouts de bois enfoncés dans les « oreilles » seraient des supplices trop doux pour ces « cambrioleurs de nos richesses littéraires », ces « bêtes malfaisantes qui osent porter sur les chefs-d’œuvre leurs mains impies », etc… M. Jammes fait condamner Bouillot, mais il se tait, comme tous les cafards de sa suite, devant le cas Hervo ! Il se tait, comme tous ces journalistes-pa.triotes, qui ont marché derrière M. J, de Bonnefon pour dénoncer un prétendu « massacre » de Molière, en Allemagne, et restent muets comme des carpes devant l’authentique assassinat de Racine perpétré par le sieur Hervo et dédié à ses fils « futurs volontaires », sans doute pour la défense de Racine… contre les Allemands ! Ces farceurs ne disent rien non plus lorsque, dans des Morceaux choisis de littérature, un Lebaigue corrige André Chénier en faisant dire à la Jeune Captive :

« Pour moi Palès encore a des asiles verts
L’avenir du bonheur… »

au lieu de : « Les amours des baisers… » au second vers.

Tout y passe dans les tripatouillages moraux et pieux ; les lettres d’un Arthur Rimbaud indignement truquées pour faire de ce libertaire incorrigible un monsieur bien pensant, comme les Contes de Perrault !

A la bibliothèque d’un lycée de jeunes filles, lycée de l’État s’il vous plaît, et laïque dans la mesure où la laïcité n’est plus considérée comme un attentat à la

pudeur des jeunes pucelles bourgeoises, on trouve Possession du Monde, de G, Duhamel, dont huit pages ont été enlevées au commencement du livre et remplacées par des approximations administratives !… On a intercalé dans l’Oiseau, de Michelet, des pages de l’Histoire Naturelle de Buffon !… A la façon de Faguet composant un Musset des familles, on châtre les poètes, on en fait des eunuques de tout repos au près des vertus fragiles. Un M. Formey a fait de l’Émile de Rousseau un Émile chrétien « consacré à l’utilité publique » !… Il n’est pas jusqu’à Mme Hanau, dont le patriotisme financier collabore avec de vieux messieurs de la « Société d’encouragement au Bien » (sic) dans la pratique de la filouterie boursicotière, qui ne tripatouille la Ballade Solness, de L. Tailhade. La chanson, vive et gaillarde, est encore moins épargnée. Nous ne savons si on a « arrangé » le C… de ma Blonde et Monsieur Dupanloup pour les séminaristes et les Enfants de Marie, mais on a corrigé même l’innocent Cadet-Rousselle. Les petits enfants de France ne doivent pas chanter au couplet des trois chevaux :

« … Et quand il va voir sa maîtresse,
Il les met tous les trois en tresse… »

Ce serait aussi indécent que le : « ils ont pissé partout ! », pudiquement supprimé par M. Hervo, dans Les Plaideurs. Ils doivent chanter :

« Pourtant parfois avec adresse,
Il les met tous les trois en tresse !… »

Si le « poète-arrangeur » avait eu l’adresse de mettre aussi dans son premier vers un « mais » et un « cependant », ce serait tout à fait admirable.

A côté de ces tripatouillages par les pattes sales de Tartufe et de sa séquelle, il y a ceux de la politique et de la diplomatie au service de la Raison d’État. Ce sont les tripatouillages historiques, œuvre de tous les partis dans le plutarquisme (voir ce mot). Les tripatouillages patriotiques ont été particulièrement nombreux pou ramener et faire durer la Guerre de 1914. J. de Pierrefeu les a dénoncés dans ses ouvrages. D’autres ont raconté les criminelles falsifications des documents diplomatiques de chaque belligérant, et les stupéfiants autant que grotesques exploits de la censure de guerre.

Enfin, les tripatouillages de textes les plus nombreux et les plus courants sont, aujourd’hui, ceux de la presse. Il n’est aucune information de journal, dans le monde entier, qui n’ait été préalablement mise au point, c’est-à-dire tripatouillée pour tromper le lecteur suivant les intérêts les plus divers des maîtres du monde et de leur valetaille gouvernementale et publicitaire. Il n’est pas un journal qui ne soit une boutique de tripatouillage au service du « mensonge immanent » qui règne sur la société (voir Vénalité).

Un autre aspect du tripatouillage est celui de la langue. Il se rattache par ses intentions malveillantes au précédent. Nous avons vu, au mot néologisme, avec quelle virtuosité, et dans quels buts équivoques voisins de la filouterie, il est pratiqué dans les différents mondes des affaires, de la politique, du théâtre, de la presse, par les administrations privées et publiques ou par l’Académie elle-même. Celle-ci a consommé le tripatouillage de la langue française lorsque, se souvenant que, depuis deux cent cinquante ans, elle avait pour mission de donner une Grammaire officielle à cette langue, elle eut l’idée saugrenue de remplir cette mission. (Voir Grammaire.) Mais le cinéma « parlant » a élevé le tripatouillage de la langue à des hauteurs himalayennes. Il a produit entre autres un « A très bientôt ! » qui eût mérité d’être mis en flacons par M. Coty. Là, le « pignouf » pataugeant à pleines bottes dans son marécage, « morvant dans sa soupe » (Rabelais), et « patrouillant dans ses crottes » (Scarron),