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Et qu’on n’aille pas croire que ce chant soit une exception, une page isolée dans ce livre du Gay Saber que tant de critiques ne se sont pas même donné la peine d’ouvrir ; qu’on en juge par les vers suivants, dus à l’autre troubadour rencontré par Dante an batailleur Bertrand de Born :

Bien me sourit le doux printemps
Qui fait venir fleurs et feuillage ;
Et bien me plaît lorsque j’entends
Des oiseaux le gentil ramage.
Mais j’aime mieux quand sur le pré
Je vois l’étendard arboré,
Flottant comme un signal de guerre ;
Quand j’entends par monts et par vaux
Courir chevaliers et chevaux,
Et sous leur pas frémir la terre,
Et bien me plaît quand les coureurs
Font fuir au loin et gens et bêtes !

Bien me plaît quand nos batailleurs
Rugissent ; ce sont là mes fêtes !
Quand je vois castels assiégés,
Soldats sur les fossés rangés,
Ébranlant fortes palissades ;
Et murs effondrés et croulants,
Créneaux, mâchicoulis roulants
A vos pieds, braves camarades !

. . . . . . . . . . . . . . .


Je vois lance et glaive éclatés
Sur l’écu qui se fausse et tremble ;
Aigrettes, casques emportés,
Les vassaux férir tous ensemble,
Les chevaux des morts, des blessés,
Dans la plaine au hasard lancés,
Allons ! que de sang on s’enivre !

(Trad. de M. Demogeot.)

Tels étaient les sirventes des troubadours, leurs chants de colère et d’indignation, faits pour être accompagnés du cor guerrier ; quant à leurs tensons, composés sur un mode plus harmonieux et plus doux, ils ont charmé les oreilles de toutes les belles châtelaines du moyen âge.

Les chants des troubadours et leur gay saber furent étouffés dans les flots de sang que fit verser la guerre des Albigeois ; leur héritage passa aux poètes du Nord, aux trouvères : le règne de la langue d’oïl commençait.

Il n’est pas nécessaire, après cela de remonter plus haut et de s’étendre davantage. Aussi bien, les 4.000 vers de la première partie et les 18.000 de la seconde du Roman de la Rose ne prouveraient pas moins ni plus la charmante épopée littéraire des troubadours.

Quand, de nos jours, nous voyons des chanteurs ambulants autour desquels s’assemblent les curieux, il nous vient à l’idée que ces chanteurs sont une réminiscence des troubadours et des trouvères.

Certes, ils n’en ont plus le caractère, ni la notoriété. Les temps sont bien changés. Cependant, ils ont leur charme et leur utilité aussi, ces chanteurs actuels, dans nos faubourgs, sur nos boulevards, provisoirement installés sur des emplacements également provisoires à cause de travaux des voies ; ils sont tolérés surtout au moment de certaines fêtes. On les rencontre encore sur les foires et marchés, dans les fêtes locales, enfin, partout où il y a affluence. Ils chantent souvent accompagnés de musiciens et vendent la chanson ou le recueil de chansons, popularisant ainsi les succès du jour des cafés-concerts et music-hall ou vulgarisant les couplets les plus faciles et les plus goûtés d’opérettes et pièces de théâtre, réputées ou nouvelles.

Ce sont les vulgarisateurs de la chanson. L’on a souvent le spectacle agréable d’apprécier la vivacité d’esprit, de mémoire et la délicatesse d’oreille des auditeurs qui apprennent ainsi, sur place, romances, chansons ou chansonnettes en accompagnant, en chœur,

surtout au refrain, les troubadours modernes. C’est un tableau de mœurs parisiennes et populaires qui ne manque pas de couleurs et de caractère. Et si la chanson est bonne et bien faite, s’il y a du sentiment naturel et poétique, c’est, on peut le dire, de la beauté qui s’envole, de l’enseignement qui se répand. Et, si la chanson est de la critique intelligente des mœurs, de la stupidité ambiante, des préjugés courants, c’est alors de bonnes idées semées à plein vent et c’est de la bonne propagande qui ne peut qu’effaroucher les pudibonds, les bien pensants hypocrites et les cagots. Malheureusement, ce sont aussi et trop souvent, des inepties égrillardes, des romances imbéciles, des chants sans rimes ni raison, tout ce qui opprime, abrutit et maintient le peuple soumis, servile et résigné à tout. Cela est déplorable. Boycottons-les.

Les chanteurs des rues, les chanteurs ambulants ont eu leur gloire. Ils ont également leurs titres de noblesse.

Ne sont-ils pas, en effet, les descendants professionnels des troubadours et des trouvères ? Ceux-ci furent les propagandistes, par la chanson, d’une époque historique.

Troubadours et trouvères ont leur histoire, qui fut belle. Résumons-la :

Au moyen âge, les violoneux, les jongleurs, les ménétriers et autres amuseurs publics formaient sous le nom collectif de troubadours une corporation qui a compté plusieurs célébrités. L’esprit de groupement naissait du besoin de solidarité. Le syndicalisme existait.

Ces troubadours, jouissant de privilèges spéciaux, étaient respectés partout et par tous, même des routiers. Parmi eux, se trouvaient de véritables artistes, aimant leur métier et s’honorant de l’honorer. On peut imaginer qu’ils étaient indépendants et braves. C’est avec ces qualités qu’ils osaient s’aventurer au milieu des gens de guerre et des routiers dont les campagnes de France étaient, à l’époque, infestées. Mais la chanson passe partout.

Quand un ménestrel survenait dans un bivouac, il recevait aussitôt bon accueil, on lui donnait la bonne place, on lui servait les meilleurs morceaux et on lui versait force rasades, sans rien lui réclamer d’autre qu’une chanson.

C’était la bonne vie pour le troubadour, aussi bien au bivouac que dans les bourgs et les cités ; aussi bien sur la place de la ville ou du village que dans les manoirs et dans les châteaux. C’est pourquoi les troubadours s’appliquaient à se faire aimer.

Chez le serf aussi bien que chez le seigneur, le troubadour trouvait porte ouverte et table mise de bon cœur.

En ce temps-là, comme en tout temps, on aimait les chansons d’amour et d’espoir !

On les aimait d’autant plus qu’à cette époque troublée où les gens, les pauvres gens, passaient leur vie dans des transes perpétuelles, la moindre distraction était la bienvenue parmi eux ; c’était une diversion aux sombres tableaux qu’ils avaient journellement sous les yeux. Le troubadour, c’était la joie.

Les seigneurs ne dédaignaient pas d’offrir l’hospitalité en leur seigneurie à ces poétiques vagabonds, qui savaient mettre en chansons les événements du jour, les espoirs du lendemain.

Les hauts barons ne s’amusaient pas toujours au fond de leurs vieux manoirs, surtout pendant l’hiver. Les jours sont courts, les soirées sont longues.

La chasse, quand ce n’est pas la guerre, donne lieu à bien des conversations, à bien des récits. Les exploits du cerf, les colères du sanglier, les dangers courus, les obstacles surmontés. Cela se raconte avec plaisir et est écouté de même. Mais cela finit par être toujours la même histoire, racontée par les mêmes historiens ou