Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 4.2.djvu/335

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
UTO
2833

relations sexuelles entre homme et femmes sont dues à ce qu’ils ne sont pas unis par l’affection la plus pure. En réalité, dans la société future, de même façon que les hommes mangeront et boiront, non par amour pour la table, mais parce que boire et manger sont nécessaires à la santé, de même il propagera son espèce, non pour le plaisir qui s’annexe à l’acte sexuel, mais parce qu’il est nécessaire que l’humanité se perpétue. L’œuvre de la procréation sera régie par la raison et le devoir. Les hommes ne procréeront pas davantage que le nombre d’enfants voulu ; si moins d’enfants sont nécessaires, ils régleront d’après cela la procréation. Parce qu’il peut arriver un jour que l’humanité soit immortelle…


Après ce coup d’œil jeté sur les diverses conceptions que certains penseurs ont exprimées de l’amour et de sa fonction comme régénérateur de la vie, considérons d’un peu plus près comment en ces utopies, on applique les règlements relatifs à l’amour et à la procréation.

Thomas More ne s’arrête pas beaucoup sur les formes de mariage en vigueur en Utopie. Il dit : « Les jeunes filles pourront se marier à 18 ans et les jeunes gens après avoir dépassé 20 ans. » Le mariage s’accomplit selon des règles bien préétablies. Pour choisir une femme, par exemple, les jeunes gens se font présenter à leur épouse en perspective par une dame honnête et sérieuse : « La future fiancée, célibataire ou veuve, est montrée complètement nue et, réciproquement, un homme d’une probité éprouvée fait voir à la jeune fille son futur fiancé complètement dévêtu. »

Ces précautions sont prises parce que, en Utopie, le mariage est envisagé comme très sérieux. « Quand vous achetez un cheval, affaire de peu d’écus, vous prenez des précautions infinies. L’animal est presque nu, ce qui ne vous empêche pas d’enlever la selle et autres harnachements de crainte qu’ils ne voilent quelque ulcère. Et quand il s’agit de choisir une femme, choix qui influence tout le reste de votre vie, qui peut faire votre bonheur ou votre malheur, vous montrez la plus complète indifférence ! Comment pouvez-vous vous lier par une union indissoluble à un corps tout couvert par les vêtements qui le cachent ; vous jugez d’une femme par un espace découvert d’un pied de dimension, puisque le visage est la seule partie découverte ? N’avez-vous pas crainte de découvrir une difformité secrète, qui vous fera maudire tout le reste de vos jours cette union malheureuse ? »

L’adultère est sévèrement châtié et même, en cas de récidive, puni de mort. Le divorce pur et simple est excessivement difficile à obtenir. « Il arrive de temps à autre en Utopie que le mari et la femme ne peuvent plus vivre ensemble, à cause de l’incompatibilité de leurs caractères, et recherchent l’union avec d’autres êtres pouvant leur offrir une vie plus douce et plus heureuse. La demande de séparation doit être présentée aux membres du Sénat qui, après avoir soigneusement examiné la requête (assistés de leurs femmes) repoussent ou autorisent le divorce. » A vrai dire, le mariage n’est presque uniquement rompu que par la mort. Les Utopistes savent qu’entretenir l’espérance de se remarier facilement est un mauvais moyen pour resserrer les liens de l’amour conjugal.

Par ailleurs, il leur est sévèrement défendu de se laisser outre-mesure entraîner par les sentiments. « Les individus des deux sexes coupables d’avoir cédé au plaisir, avant le mariage, seront sujets à une sévère censure ; le mariage leur sera absolument prohibé ; et leurs parents, également, seront punis, parce qu’ils n’ont pas su surveiller convenablement la conduite de leurs enfants. » Cette sévérité ne nous doit pas surprendre absolument si nous réfléchissons à la forme de société régissant l’île tout entière, sorte de patriar-

cat très austère, où toute la vie gravite autour de la cellule centrale qu’est la famille. Pour la maintenir, il faut resserrer les liens sociaux d’une telle manière que la forme de gouvernement reste intacte ; sinon, elle ne tarderait pas à être anéantie, et en peu de temps. C’est à quoi tendent toutes les restrictions ci-dessus citées.

Dans La Cité du Soleil, le point de vue est tout autre. L’unique préoccupation qui domine dans les relations sexuelles est, comme à Sparte, de procréer des hommes beaux et forts. « L’âge exigé pour l’union des deux sexes afin de propager l’espèce est 19 ans pour la femme et 21 pour l’homme. » Comme on l’a vu plus haut il y a des conceptions en faveur des plus vigoureux, sexuellement parlant ; tous ceux qui ont pu arriver à s’abstenir de cohabiter avec des femmes jusqu’à l’âge de 21 ans et si possible jusqu’à 27 ans « sont fêtés publiquement, on leur chante des hymnes dans de grandes assemblées et on leur consacre des fêtes publiques… » La jeunesse des deux sexes se consacre aux exercices gymniques complètement nus, à la façon des lacédémoniens. Le magistrat peut ainsi se rendre compte de la vigueur respective de chaque individu et de ce qui convient relativement à la proportion des organes pour l’union des sexes. Ce n’est qu’une fois toutes les trois nuits et après avoir pris un bain, qu’on peut s’adonner aux plaisirs de l’amour. Il existe une règle qui est d’unir les femmes remarquables par leur tempérament ou leur beauté avec des hommes grands et vigoureux, les individus corpulents avec les minces, de manière, grâce à ce croisement, à améliorer la race.

Il est étonnant d’observer comment Campanella s’est préoccupé, même dans les détails les plus infimes, de l’accouplement. « Les individus désignés pour l’emplir le devoir de la procréation ne peuvent s’y adonner qu’après la digestion accomplie. On aura soin de placer dans l’habitation où se trouve le lit de belles statues représentant des hommes célèbres, pour que, les femmes les contemplant, elles dirigent leurs regards vers le ciel, demandant à Dieu de leur donner des fils semblables aux modèles. Le père et la mère coucheront dans des habitations séparées, jusqu’à l’heure fixée pour le cohabitât ; et, à ce moment précis une matrone viendra ouvrir les portes de communication. » Les trois jours d’abstinence exigés de l’homme ne s’entendent que lorsqu’il s’agit de la procréation ; autrement, ce délai n’est pas nécessaire. « Si après un premier coït, une femme ne conçoit pas, elle passe successivement dans les bras d’autres hommes ; si après diverses épreuves, il est prouvé qu’elle est stérile, elle est déclarée femme commune ; mais elle est alors privée des honneurs qui s’accordent aux mères de famille : au Conseil de la Génération, au temple et à la table commune. » Ceci pour éviter que les plaisirs de l’amour ne poussent aucune femme à’se rendre volontairement stérile.

Parmi les utopistes de la Renaissance, Campanella est le seul qui ait la conception la plus large de l’amour, mais il ne considère l’union des sexes qu’au point de vue de la procréation — il y subordonne tout : constitution physique, tempérament, etc… On ne saurait nier à Campanella et aux utopistes apparentés à lui d’avoir été des précurseurs en matière d’eugénisme. L’eugénisme n’est pas une conception contemporaine. L’antiquité grecque, en particulier, a été préoccupée par la question de la qualité des produits humains ; en dehors de la culture physique, il semble qu’on ait cru alors que le spectacle du corps nu, soit au naturel, soit représenté, influât sur la génération des êtres. Sans doute les nombreuses statues édifiées dans les villes, dans les jardins, dans les bois, sur les routes, avaient-elles pour but de créer un état d’esprit favorable à la procréation de beaux enfants. Le christianisme, par son mépris du corps humain, son exaltation de la chasteté et de la