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besoin de s’approprier cette utilité et, grâce au contenu de sa bourse, la puissance de se le procurer, le marchand de parapluies ressent un besoin au moins égal au sien d’acquérir, grâce au bénéfice que lui laisse l’écoulement de sa marchandise, des utilités relatives à son entretien : aliments, vêture, gîte, etc. Deux besoins sont en présence, et il y a rencontre de deux puissances : puissance d’offre de son côté, puissance d’acquisition du côté du client. Le prix du parapluie peut varier : il peut être offert à 5 francs, à 10 francs, à 20 francs, à 100 francs, c’est-à-dire que la valeur peut différer en raison de la beauté ou de la solidité de l’étoffe qui a servi à le confectionner, du manche qui peut être en bois précieux ou posséder une poignée en argent massif. Mais ces variations ne sont que des accessoires ; s’il ne pleuvait pas, si ce camarade n’avait pas oublié son parapluie, ou encore si son porte-monnaie ne contenait que trente-cinq sous, on pourrait lui offrir pour 2 fr. 25 un parapluie tout soie avec manche en bois des îles, ce serait peine perdue.

D’où il s’ensuit que, pour qu’il il ait valeur mesurable, il est essentiel qu’il se produise une offre et une demande.

Là où il y a offre et point de demande, là où il y a demande et point d’offre, il n’y a pas lieu à valeur mesurable.

Second exemple : un autre camarade est sur le point de partir en qualité de commis-voyageur pour la Polynésie et, pour mieux réussir que ses concurrents, il a calculé qu’il lui serait extrêmement avantageux de posséder le dialecte plus ou moins maori qui se parle en ces îles lointaines et fortunées. Or, on ne trouve là où il réside que de rares méthodes ou vocabulaires de ce dialecte, et cela, à des prix très élevés : 200 à 250 francs l’exemplaire, bien que très inférieurs quant à l’exécution et à la qualité aux ouvrages semblables pour l’étude des langues courantes, qu’on trouve dans le commerce à des prix très modérés. Il n’ignore aucune de ces particularités, mais il n’hésite pas cependant à faire la brèche nécessaire dans ses économies pour se procurer le vocabulaire dont il s’agit.

La rareté de la demande est, dans ce cas, un déterminant effectif de la valeur de l’utilité. Mais vendrait-on une telle quantité de méthodes ou de vocabulaires de ce dialecte que l’éditeur pût les offrir à 2 francs l’exemplaire ; s’il n’en a pas besoin, ledit camarade n’en achètera pas. De même si, en ayant besoin et n’ayant en poche que 1 fr. 75, il ne pouvait découvrir un moyen de se procurer les 25 centimes qui lui manqueraient.

Alors même que, tenté par leur bas prix, on achète des utilités dont on n’a pas un besoin immédiat, on le fait parce qu’on prévoit qu’elles feront faute ultérieurement. Si on ne prévoyait pas cet usage ultérieur, on les laisserait chez l’offrant, fabricant ou détenteur.

Cette définition de la valeur en tant que rapport entre deux besoins et deux puissances fait comprendre tout de suite le mécanisme de la hausse et de la baisse des prix, phénomène relatif aux variations de l’offre et de la demande.

Plus on a besoin d’une utilité, plus son prix s’élève mais aussi plus s’accroît sa production.

L’augmentation dans la demande provoque, appelle l’augmentation dans l’offre.

Le nombre des offrants-fabricants ou détenteurs d’une utilité donnée, grossit en proportion de l’accroissement du nombre des acheteurs ; les offrants se font concurrence et le résultat de la concurrence est la baisse des prix.

C’est pourquoi la concurrence est le régulateur actuel du prix des utilités ou objets appropriables.

Abolition de valeur mesurable. — Il est évident que la définition de la valeur mesurable, telle que nous venons de la faire, ne laisse pas dans son application de susciter un très grand nombre d’abus.

On peut en effet avoir un besoin urgent d’une utilité économique et se trouver dans l’impossibilité de l’obtenir — autrement dit il y a des consommateurs incapables de se procurer — faute d’instruments d’échange, espèces ou marchandises leur permettant de traiter avec le producteur ou détenteur — les objets de consommation qu’ils désirent.

Il y a des pauvres, des déshérités, des misérables de toute espèce qui se trouvent dans l’impossibilité absolue de s’approprier des utilités de première nécessité, indispensables à leur alimentation, à leur vêture, à leur gîte, à leur culture intellectuelle. Et autant d’êtres, autant de besoins différents.

Des esprits généreux et des doctrinaires remarquables se sont rencontrés pour déclarer ou expliquer qu’il était facile de mettre fin à cet état de choses déplorable en abolissant — non pas la valeur intrinsèque, comme des ignorants se l’imaginent — mais la valeur mesurable des objets.

Tous les systèmes proposés se réduisent, en dernière analyse, à ceci : à la suppression de l’échange direct entre individus produisant ou consommant, et au remplacement de l’intermédiaire-individuel par l’intermédiaire-administration, intermédiaire tellement privilégié qu’en dehors de lui aucune transaction ne peut avoir lieu.

Ces systèmes supposent que chaque membre de la société ayant droit à un travail assuré, on peut lui assigner le devoir correspondant de déposer le résultat de son travail, de son effort producteur, dans un magasin ou entrepôt, ou autre établissement.

En échange de cette remise ou abandon, il possède la faculté de se fournir dans ce magasin, cet entrepôt, ou dans tout autre, tout ce dont il a besoin pour sa consommation.

Il existe plusieurs écoles, divers projets et des plans de réalisation différents, mais tous — et le communisme libertaire en fait partie — veulent aboutir au même but : l’extinction du paupérisme non seulement par la suppression de l’exploitation de l’homme par l’homme, mais encore par celle des rapports directs entre la production et la consommation.

L’abolition de la valeur mesurable et ses conséquences. — L’abolition de la valeur supprime le producteur individuel, à commencer par l’artisan. En effet, dès que le coût du produit ne peut pas être proposé par le producteur et discuté par le consommateur, dès que le produit ne peut plus être offert directement par l’offrant au demandant et demandé par le consommateur au producteur — dès lors enfin que toutes les transactions doivent avoir lieu par l’intermédiaire d’une administration impersonnelle et anonyme, il n’y a plus, il ne peut plus y avoir que production automatique, machinale, impersonnelle, collective. Le producteur ignore le consommateur de son produit — il travaille pour l’administration répartitrice. La production personnelle à domicile est condamnée à disparaître à bref délai, par crainte de fraude possible. — Comment le producteur posséderait-il un seul outil de production, le moindre fragment de matière première ? Comment détiendrait-il une parcelle de sa production ? — Qui l’empêcherait alors de trafiquer en cachette avec un consommateur voisin, ou de travailler en secret pour le compte de ce dernier ?

On peut douter que les systèmes de ce genre mènent à la disparition des inégalités économiques ; il semble, en revanche, qu’ils conduisent à une étroite limitation de l’autonomie humaine, si on veut les appliquer de façon à ce qu’ils aient le résultat qu’on leur prévoit.

Essayons impartialement de nous rendre compte jusqu’où peuvent atteindre ces limitations, en nous demandant — en amants impénitents que nous sommes de la dignité humaine — si les protagonistes de ces systèmes en ont bien calculé les conséquences logiques.