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VAL
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Il est évident que l’interdiction de mettre en rapport celui qui produit et celui qui consomme nivelle les besoins et donne à la production un caractère uniforme. L’ignorance du consommateur individuel mène à l’ignorance de la gamme des besoins personnels. Des vêtements taillés sur un même patron, des objets d’ameublement sans style, des édifices, des demeures ne se différenciant pas les uns des autres, ceci n’est pas nouveau. Le système de production appelé « confection » ou de fabrication dénommé en « séries », nous a accoutumés à l’absence d’originalité dans l’aspect de la plupart des choses dont l’homme se sert. Mais le règne de régimes semblables à ceux dont il est question ici, réduirait bientôt à néant tout ce qui reste encore chez le producteur d’esprit de création, d’initiative, de tendance au perfectionnement du procédé de fabrication.

Le producteur anonyme n’a aucun avantage à faire un effort pour produire un objet qui diffère de ceux qu’il a produits jusqu’ici, pour modifier le moindre rouage de la fabrication routinière, à laquelle il est attelé chaque jour pendant un nombre d’heures plus ou moins grand. D’ailleurs, la collectivité, l’ensemble social peut décréter, à la majorité, que telle production est inutile, en arguant qu’elle s’applique à des objets de luxe ou des utilités superflues très peu demandées, ou demandées par une si petite minorité qu’il ne vaut pas la peine de s’en préoccuper ; elle peut refuser ou défendre la reproduction ou la propagation d’une œuvre donnée parce qu’elle contredit le canon artistique ou économique en vigueur dans le milieu social. L’administration-arbitre, en tant que représentant ou délégué de la collectivité, peut également refuser à n’importe quel producteur manuel et intellectuel, désireux de s’évader du dogme ou de la doctrine en cours, les moyens d’exprimer, d’exposer, de diffuser son opinion sur telle méthode de fabrication, ou tel procédé d’enseignement. Dépourvu du moyen de production, il lui est impossible de résister, de réagir, de s’affirmer.

Supposons qu’un camarade veuille produire pour son usage personnel des meubles sculptés ou autres objets façonnés avec originalité, dans l’unique dessein d’en orner sa demeure. Où trouver, comment se procurer les outils ou les matières indispensables à la réalisation de ce désir, si la majorité du groupement auquel appartient ledit camarade, ne voit pas la nécessité de se mettre en relations avec les pays où croissent les bois précieux dont il a besoin ou d’accomplir les recherches indispensables pour lui procurer les instruments de travail voulus ? Et si, moins ambitieux, un autre camarade exprime tout simplement le désir de critiquer le régime exécutif, le mode d’élection des administrateurs, l’application des décisions des majorités, etc, — où trouvera-t-il imprimerie, papier, éditeur, si la grande majorité du milieu où il évolue refuse de lui accorder la disposition des caractères, des machines ou des presses qui sont en son pouvoir ? Artiste, le voilà exposé à ne point trouver une seule salle pour exposer ses sculptures ou ses peintures, ou pour se faire entendre s’il est musicien ou acteur, dès lors que sa façon de peindre, sa manière de sculpter ou son jeu froisse les préjugés ou heurte les conventions de la collectivité dont il dépend. Inventeur, il connaîtra plus de déboires que dans la société actuelle, où il peut encore nourrir l’espoir de trouver dans la concurrence un débouché pour son invention.

On n’aperçoit dans les systèmes proposant la disparition de la valeur rien qui garantisse la possibilité de produire un objet quelconque s’il sort de la catégorie des utilités courantes.

On comprend alors le mot de Proudhon faisant de la valeur la pierre angulaire de l’édifice économique.

Les bons de consommation. — On peut pallier certains des inconvénients énoncés ci-dessus, par l’emploi

des « bons de consommation » délivrés à chaque producteur au fur et à mesure de son apport, de son dépôt au magasin commun, entrepôt central, etc. Ce système permet, jusqu’à un certain point, la possession d’outils ou engins de production au domicile du producteur. De plus, le bon de consommation qui peut être tout aussi bien « au porteur » que « nominatif » permet à celui qui le présente au guichet de l’administrateur-répartiteur, de se faire délivrer les utilités dont il a besoin et cela dans n’importe quel établissement.

Cette méthode, qu’on peut supposer pratiquée sans difficulté, bat en brèche la notion de l’abolition de la valeur mesurable. On ne saurait imaginer la délivrance de pareils bons sans contrôle. On peut concevoir qu’en échange de toute sa production, on garantisse à un être humain toute sa consommation. Il est inconcevable qu’on délivre un bon de consommation ayant même puissance d’appropriation — j’allais dire d’acquisition — à deux producteurs dont l’apport se chiffre pour celui-ci par deux paires de sabots et pour celui-là par cent ressorts de montre. Il faut un étalon, quel qu’il soit. Ce sera l’heure de travail, le poids, le volume de l’objet, la qualité de la matière qui a servi à le confectionner, — mais il faut une mesure. Et cette mesure servira à déterminer la quantité et l’espèce d’utilité de consommation à laquelle donne droit le bon délivré au producteur. Ce bon de consommation représentera donc un salaire. Comme tous les salaires, il sera susceptible de discussion si on ne l’impose pas. En outre, s’il est nominatif, il pourra être l’objet de « thésaurisation » et s’il est au porteur, de « spéculation ». Je ne parle que pour mémoire de la mise en circulation de faux bons de consommation. L’emploi des bons de consommation est un système bâtard. Il supprime les rapports directs entre la production et la consommation, mais il ouvre la porte à toutes les fraudes qu’on entendait extirper par cette suppression et il ne présente aucun des avantages qu’offre la méthode des tractations de gré à gré.

Influence du monopole et du privilège dans la fixation actuelle de la valeur. — Il est évident que dans les conditions économiques auxquelles sont astreintes les sociétés actuelles, il n’y a que peu ou point de relations directes entre le producteur réel et le consommateur véritable. Le fait de l’exploitation, l’existence de privilégiés, de monopoleurs, d’intermédiaires de tous genres, donne au produit une valeur souvent arbitraire et parfois fictive, grossit son prix de frais de toutes sortes. Le producteur réel est fréquemment un salarié qui loue ses bras à un accumulateur d’espèces et de moyens de production ; il n’a, dans un grand nombre de cas, jamais affaire avec le consommateur réel.

Même lorsqu’il possède l’outillage de production, c’est le plus souvent avec un intermédiaire, un revendeur qu’il traite, et il arrive qu’avant d’être acquis par le consommateur véritable, un produit a passé par de nombreuses mains intermédiaires. Du propriétaire d’usine privilégié, détenteur de machines colossales et loueur du travail de milliers de bras, au dernier intermédiaire, petit détaillant en échoppe, chacun prélève un taux d’intérêt, un bénéfice, un profit quelconque.

Je ne citerai que brièvement l’action très importante des Trusts, des Cartels ou Corporations, — vastes associations de privilégiés douées d’une immense puissance d’achat, en possession de moyens de production énormes, organisées dans le but de « contrôler » la production d’un article ou d’une série d’articles de consommation, dans un territoire donné, et même à l’extérieur — parvenant ainsi à déterminer la quantité à produire et le prix de vente — ou encore monopolisant pour le monde entier l’extraction, la fabrication, la mise en vente d’un produit.

On peut donc affirmer que le libre jeu de l’offre et de la demande est vicié par les conditions dans lesquel-