sur nous. Des régions entières étaient livrées a l’envahisseur, qui fusillait, pillait, volait, maltraitait les populations ; j’aurais voulu y voir ces partisans de la non-résistance… S’ils persistent à me dire qu’en agissant ainsi, ils agissaient en anarchistes, en révolutionnaires, je leur réponds qu’ils agissaient en Jean-foutre.
Il serait temps d’en finir avec ces façons aristocratiques de certains anarchistes, de se croire bien au-dessus du reste de la population. Il est faux que l’on puisse se détacher d’elle, se désintéresser de ce qui lui arrive. Ce qui la frappe nous frappe, ce qui. l’avilit nous avilit. Et si tout l’égoïsme des non-résistants ne frappe pas tout d’abord, c’est que ce raisonnement — resté, du reste, purement théorique — était tenu loin des régions ou les populations étaient molestées par l’envahisseur.
Vous me demandez quelle serait ma conduite, si une nouvelle guerre se produisait ? Et vous, quelle serait la vôtre ? Vous n’en savez rien, ni moi non plus. En principe, avant comme après, je suis contre tous les militarismes, contre toutes les guerres ; si elle était encore possible, je suis convaincu que nos tristes gouvernants s’emploient de leur mieux à l’amener. Heureusement, a mon avis du moins, la dernière a été assez atroce pour que les peuples en soient purgés une bonne fois pour toutes, et que, malgré l’imbécillité des gouvernants, elle soit impossible. Mais si la menace plane encore une fois sur nos têtes, si nos gouvernants agissent si criminellement, à qui la faute ?
Au lendemain de la guerre, si quelqu’un avait le droit de parler et avait, quelque chance d’être écouté, s’ils avaient su parler fermement, c’étaient ceux qui avaient combattu, qui avaient risqué leur vie, leur santé. On leur avait dit que c’était pour la fin des militarismes, pour la fin des guerres qu’ils se battaient. Pourquoi n’ont-ils pas su exiger la réalisation des promesses faites, alors que la foule était encore pleine de leurs louanges ?
Qu’ont-ils fait pour que la somme d’efforts qu’ils avaient dépensée, ne le fût pas en pure perte ? Rien. Une fois la guerre finie, chacun est rentré chez soi, et n’a pensé qu’à rester tranquille. Ah si ! On a formé des associations d’anciens combattants. Les uns sont nationalistes, réactionnaires, n’en parlons pas. D’autres sont « avancées », on a fait de la déclamation, du socialisme littéraire, du révolutionnarisme verbal, rien de pratique. Pendant cela, le monde politique tripote, vole, ruine, affame la population, pour le plus grand profit des mercantis. Qui s’en préoccupe ? Qu’il y ait des excuses, qui en doute ? Il y a l’ignorance, il y a la fatigue, les chefs de familles, les difficultés de l’existence. Il y a, surtout, que la guerre a accompli son œuvre de démoralisation. Seulement, tout cela ne justifie pas ceux qui ne surent pas mieux faire que de venir aboyer aux talons de ceux qui ne firent qu’agir selon leur conscience, et surtout voir plus clair que ceux qui ferment les yeux devant les faits, pour s’enfermer dans les formules et les dogmes. »
A côté de Jean Grave, quatorze principaux signataires avaient à se prononcer, vu que la question venait d’être soulevée à nouveau. Parmi eux, plusieurs étaient morts : Kropotkine, Guérin, Laisant, Tcherkesoff. Voici ce qu’écrivait Paul Reclus, l’un des signataires de la Déclaration, en juillet 1928, sous le titre : « Dans la Mêlée » :
« C’est en février 1916 que parut une déclaration, au bas de laquelle figurait mon nom, parmi quinze signataires, alors dispersés en France, en Algérie et en Angleterre. Les circonstances ne se prêtaient guère à un échange de vues sur les termes qu’il convenait d’employer. Ma signature voulait simplement dire : « En
La guerre, par sa prolongation, a déclenché la révolution russe puis, ultérieurement, a provoqué la disparition de deux empereurs de la scène du monde ; en exposant mes sentiments de juillet 1914, je n’ai pourtant pas à faire entrer ces événements en ligne de compte. Alors, c’est inconditionnellement que ma décision fut prise et je n’ai pas à me glorifier de ses conséquences heureuses que je n’avais pas espérées. Mon sentiment dominant a été, l’insurrection contre le militarisme ; toutes les vingt nations de l’Europe étaient, armées jusqu’aux dents, mais c’est un fait que l’armée allemande donnait le ton. Elle était la perfection des perfections, et les vingt, armées des alentours obéissaient implicitement au grand état-major de Berlin ; toutes les initiatives prises par De Molkte se répercutaient immédiatement dans vingt sens. La propagande antimilitariste, faite ça et là, en France, en Italie, en Suisse, n’éveillait aucun écho en Allemagne et ne pesait pas un fétu, comparée au colosse qui grandissait, sans cesse. Non seulement l’armée perfectionnait son organisation scientifique, mais partout, dans l’industrie, dans le commerce, dans la science, se plaçait un caporal auprès de quatre hommes, et cette hiérarchisation trouvait des admirateurs de plus en plus nombreux, aux quatre coins du globe. C’est contre cette caporalisation générale que je me suis insurgé.
Évidemment, nous nous sommes trouvés du même côté de la barricade que les patriotes et que le tzar… et après ? Dans quelles circonstances antérieures les révolutionnaires « purs » ont-ils marché sans l’aide des gens d’idées toutes différentes ? J’ai vu la Commune. Combien nombreux étaient ceux que guidait un idéal social à côté de ceux qui avaient pris les armes par indignation patriotique contre le gouvernement de la « défense nationale » ? Combien de Varlin pour combien de Rossel ? Et, trente ans plus tard, pourquoi les anarchistes se sont-ils exposés aux coups, pour prêter main forte aux Scheurer-Kestner, aux Clemenceau et aux Zola, en faveur d’un bourgeois emprisonné ? Jamais, avant 1914, je n’avais entendu dire qu’il fallait réserver son action au cas où nous, anarchistes, serions les seuls à vouloir arracher une concession aux adversaires ; et même, au moment critique, aucun camarade, que je sache, n’a fait entendre sa voix dans ce sens. Mon sentiment est exactement contraire ; un conflit quelconque surgit-il, la moindre idée humaine est-elle en jeu ; y a-t-il une infime chance qu’il en jaillisse un atome de progrès, il n’y a pas à reculer devant l’énormité de la tâche. Il faut se jeter de toutes ses forces au secours de la fraction qui représente la conception la plus élevée. Je m’élève contre la prétention que sans nous, les forces en jeu feront jaillir le Bien de l’excès du Mal, autrement dit qu’inéluctablement le bien viendra tout seul. Naturellement, tout dépend de l’idée que l’on se fait du progrès ; j’admets parfaitement que, vu de Sirius, un peu plus ou un peu moins de souffrance sur terre importe fort peu, qu’il est indifférent que tel peuple vive sous une dictature, tel autre sous une oligarchie de capitalistes, et tel autre sous la botte de militaires parlant une autre langue ; que les prisons soient plus ou moins pleines, que la misère soit plus ou