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SEI
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Comment aurait-il pu en être autrement, après une guerre mondiale, qui dura quatre ans ? Cependant, vingt-six dynasties balayées d’un seul coup en Allemagne, l’Autriche délivrée de son empereur, de même que la Russie de son régime autocratique, constituent autant de progrès indéniables pour l’humanité. À ces progrès politiques, il faut ajouter les réformes agraires, le morcellement des grandes propriétés seigneuriales, dans tous les pays de l’Europe centrale et orientale, aussi bien en Allemagne et en Autriche, que dans les Balkans et en Russie. La guerre mondiale a même eu ses répercussions jusque sur la révolution chinoise.

D’autre part, la réaction politique et sociale en Angleterre, en France et aux États-Unis, est certainement moins forte qu’elle aurait été dans le monde entier, après une victoire de l’ancien régime. Cette réaction est la plus efficace en Italie. Dans tous les cas, même si une nouvelle guerre éclatait, l’extrême gauche du mouvement ouvrier ne pourrait pas, à mon avis, agir autrement que les révolutionnaires internationalistes ont agi en 1916. Ils devront avoir, devant les yeux, les grandes voies de la civilisation humaine et ne pourront pas rester dans l’inactivité.

« Mais cette guerre n’est pas la nôtre, c’est une guerre capitaliste », m’a-t-on objecté dans les réunions houleuses en Hollande, et un de mes contradicteurs ajoutait : « Si c’était la révolution sociale, ou si l’issue de la guerre pouvait servir à la révolution sociale, nous prendrions naturellement parti. » D’abord, on ne saurait se débarrasser d’un fléau mondial comme la guerre de 1914-1918, avec quelques mots sur le « capitalisme ». Cette guerre pour la, domination des peuples et des races a eu d’autres racines encore que la seule rapacité des industriels et des financiers, de tous ceux qui ont fait fortune avec le malheur des autres. On pourrait douter, ai-je répondu a, mes contradicteurs, que des camarades qui n’auraient pas su défendre les acquisitions de la grande révolution, de 1789 et de celles de 1830 et de 1848, défendront mieux, dans l’avenir, la révolution sociale, contre les forces du capitalisme actuel. Dans une période de révolution mondiale, les faibles pourront aussi chausser leurs « pantoufles » en se déclarant « contre toute violence ».

Je ne formulerais aucun reproche contre nos camarades, non-interventionnistes, si nous étions des partisans de la non-résistance, des Tolstoïens. Mais notre antimilitarisme n’est pas qu’un seul parmi les principes de l’extrême-gauche des pays occidentaux. C’est un principe secondaire, et si, demain, ce principe se heurte à un autre prédominant ; si, demain, tout le progrès de la civilisation se trouve en jeu — comme il l’a été en 1914-1918, — il est bien possible que les camarades, alors, devront oublier leur haine de la guerre, devant la nécessité de défendre les acquisitions de la civilisation. Car, en somme, les peuples, de même que les classes sociales ont la civilisation qu’ils méritent, et ceux qui ne savent pas se défendre, déclinent inévitablement. C’est une loi de la Nature que l’homme ne peut se permettre d’oublier. »


Loin d’apaiser le conflit, ces mises au point soulevèrent, dans la presse anarchiste internationale, de vives polémiques, dont certaines dégénérèrent en véritables pugilats épistolaires.

Descarsins, prenant part au débat, adressait à la revue mensuelle « Plus Loin », n° 43, d’octobre 1928, une lettre dans laquelle il situe le problème sur un plan plus général :

« …Allons-nous admettre, comme un point de tactique anarchiste, que nous devions, dans toute guerre, intervenir en nous rangeant sous la bannière de l’un des belligérants ? En suivant les camarades de Plus Loin dans leur raisonnement, telle devrait pourtant être notre attitude, puisque, inévitablement, il se pré-

sentera dans tout conflit de gouvernement à gouvernement l’un de ceux-ci qui aura moins tort que l’autre, qui sera moins impérialiste, ou plus révolutionnaire, etc., etc. Il reste à savoir, alors, quel bénéfice les peuples peuvent tirer d’une guerre quelconque — et j’entends par la le peuple qui crève de la guerre — ou même quel bien peut en tirer le mouvement ouvrier et révolutionnaire mondial, ou encore quel profit en acquiert la, civilisation. Non pas la civilisation mythique, mais la civilisation qui se traduit par un bien-être des masses dépossédées, et un progrès moral chez les individus.

Je pense, plus fortement que jamais, que les Seize se sont trompés, et que, non seulement tout anarchiste, mais tout homme pensant, ne peut donner son assentiment, et moins encore sa collaboration, à un conflit de gouvernement a gouvernement… La cause essentielle de la régression du mouvement anarchiste, de la perte sensible d’influence de nos idées, réside dans la signature du manifeste, qui, en quelque sorte, séparait les adeptes des maîtres, décapitait le mouvement de ses chefs spirituels, qui ont eu, en 1914, une attitude qui contredisait leur vie, leurs actes, leur propagande, leurs écrits, toute leur œuvre anarchiste d’antan. Et, sans conducteurs spirituels, la propagation de nos idées ira de plus en plus vers la décadence ; la démagogie se fera une place de plus en plus grande…, et, au bout de cela, il y a le néant. Un résultat que n’avaient point prévu les signataires du manifeste. Et une régression des idées de liberté n’est point précisément un progrès de la civilisation.

En posant la question du Manifeste, c’est dans ce sens que j’espérais la voir résoudre… Expliquer une attitude, ce n’est déjà plus la revendiquer. Et si l’on ne revendique pas le Manifeste, n’est-ce pas parce qu’il est « irrevendicable », parce que l’on s’est trompé ? Si ce grand pas était franchi dans les faits, comme je suis persuadé qu’il l’est dans les esprits, nous pourrions assister à un essor nouveau, à une régénération du principe anarchiste… et anti-guerrier. »


Pierrot répondit à Descarsins par une longue explication qui mérite de retenir toute l’attention des anarchistes, car elle combat la thèse de l’égoïsme sacré : « …Nous prenons le droit de nous intéresser à tout déni de justice, à tout acte de violence exercé contre un faible — pour crier notre protestation et pour agir, si nous pouvons. Nous prenons le droit d’agir contre l’iniquité commise envers un traîneur de sabre, un officier de l’armée bourgeoise. Nous avons été dreyfusards et le serions encore, si c’était à refaire. Alors, si nous avons pris le droit d’intervenir autrefois, dans un conflit entre galonnés, sans en être autrement diminués, — au contraire — pourquoi n’aurions-nous pas le droit de prendre parti dans un conflit entre gouvernements, mais où le progrès humain, les notions de justice et les acquisitions dans le domaine de la liberté morale sont en cause ? Lorsque progrès moral, justice et liberté sont en jeu, il n’y a plus de classe ni d’entité gouvernementale qui tiennent, l’intérêt de l’idéal humain domine tout. Tant pis pour ceux qui ont trop peur d’être dupes et qui se confinent dans la méfiance. La méfiance est un sentiment assez bas qui ne peut aboutir qu’à l’impuissance et à la stérilité. En fait, il est l’apanage de ceux qui se sentent trop faibles ou trop peureux pour agir.

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Descarsins dit que notre attitude en 1914 a été en contradiction avec notre vie, etc… Sans doute, l’étonnerai-je beaucoup en répondant qu’il n’y a pas eu de contradiction, et que nous avons été anti-patriotes et anti-militaristes, avant, pendant et après la guerre. Mais il faut entendre que nous avons pris parti contre la menace du militarisme prussien tout-puissant, dont