laisser prendre au mirage sentimental de la nation envahie et du devoir de se solidariser avec elle. Les anarchistes ne doivent pas se laisser égarer par de telles erreurs, qui ne peuvent que se retourner un jour contre eux et détruire la confiance que la classe ouvrière peut accorder à l’idéal anarchiste.
L. Fabbri, revenant à la charge, répondait aux articles parus dans la revue « Plus Loin », sur la question de la guerre, du Manifeste des Seize, et de l’attitude des anarchistes en cas de conflit guerrier, par un nouvel article, qui situait le sujet en s’efforçant de retrouver l’idée maîtresse, qui, dans le labyrinthe des discussions, avait été abandonnée :
« Au fond de cela, il y a souvent une incomplète compréhension de l’anarchisme ; on le voit comme séparé de la réalité actuelle et quotidienne, inapplicable, en pratique, aux problèmes de la vie réelle, ne répondant pas aux nécessités immédiates de la défense de la liberté et des droits de l’individu et du prolétariat. D’où l’accusation adressée à ceux qui, dans la vie et dans la lutte, veulent rester en accord avec leurs principes, de se séparer des réalités, de négliger les intérêts pressants de la civilisation humaine et de les sacrifier à une aride formule abstraite. C’est l’accusation que les partisans de l’intervention nous faisaient à nous, anarchistes, restés en présence du grand conflit sur le terrain révolutionnaire, prolétaire et libertaire. Leur erreur était, une fondamentale erreur d’évaluation. L’anarchie n’est pas seulement un idéal de lointaine société future, ou une abstraction de l’esprit au-dessus des contingences humaines, elle est bien tout cela, mais elle est aussi autre chose, et davantage : une pratique de la vie et de la lutte, une méthode d’évolution consciente, de préparation et de révolution, une conception de mouvement et d’action, un idéal en voie de continuelle réalisation. En restant fidèles dans la pratique à la conception anarchiste, en nous y conformant le plus possible, lorsque nous combattons, nous contribuons à résoudre les problèmes de la liberté et de la civilisation humaine Beaucoup plus, beaucoup mieux et beaucoup plus vite qu’en nous mettant en contradiction avec elle. Agir dans un sens opposé à cette conception, c’est faire tort à la civilisation et à la liberté et à toute cause bonne que l’on voudrait servir.
L’idée anarchiste et le mouvement anarchiste étant envisagés de cette manière, il me semble que l’attitude que nous avons prise pendant la guerre 1914-1918 — adversaires de tous les États, solidarisés avec tous les peuples, — ne pouvait guère être autre qu’elle ne fut. Attitude, non de renoncement, mais de combat, qui ne nous réservait pas moins de souffrances, de risques et de sacrifices que toute autre ; attitude qui ne nous mettait pas au-dessus ou hors de la mêlée, mais au plus épais, et nous faisait les interprètes des aspirations les plus ardentes et des sentiments les plus profonds des grandes masses de combattants, partout envoyés au massacre, contre leur volonté. Une telle attitude ne fut ni individualiste, ni pacifiste, ni neutraliste, mais « solidariste » anarchiste, révolutionnaire ; elle fut la plus humaine de toutes et celle qui s’accordait le mieux à la cause de la civilisation. Dans tous les pays, humanité et civilisation étaient, jour après jour, écrasées, piétinées, par la guerre, ruinées matériellement et moralement et menacées d’anéantissement, beaucoup plus par la durée de la guerre que par l’issue qu’elle pourrait avoir. Le désastre, dans chaque camp, était tel qu’il ne pouvait y avoir aucune raison, à quelque moment que ce fût, pour le faire durer une seule minute de plus, quel que dût être l’éventuel vainqueur, aucune, sinon les intérêts du capitalisme et des divers impérialismes. Et le devoir des anarchistes, non seulement pour rester cohérents avec leurs principes, mais plus encore par solidarité humaine, et dans l’intérêt de la civilisa-
Ce devoir, les anarchistes restés fidèles à leurs principes ont cherché à l’accomplir comme ils ont pu. Ils n’ont pu l’accomplir que trop peu, hélas, pour obtenir un résultat appréciable. Cela est vrai. Mais ce n’est pas là une bonne raison pour soutenir qu’ont mieux fait ceux… qui ont fait le contraire, avec les résultats que l’on sait. » ( « Réveil Anarchiste », de Genève, 26 janvier 1929.)
Cette longue polémique, si elle a provoqué, dans les milieux anarchistes, des scissions et peut-être amené quelques bons camarades à devoir rompre toutes relations entre eux, n’aura pas manqué d’être fructueuse en enseignements, car elle aura démontré comment un accord parfait, établi par près d’un demi-siècle de propagande pour un idéal commun, s’est trouvé brusquement rompu devant un événement d’une exceptionnelle gravité.
Nous avons tenu à placer sous les yeux du lecteur, aussi équitablement que possible, les documents essentiels se rattachant à cette controverse. Nous avons le sentiment que l’étude attentive de ces documents où s’affirment avec vigueur les deux thèses opposées, aura une triple utilité : 1° Permettre à chacun d’apprécier, judicieusement et en connaissance de cause, la position prise par les signataires du trop fameux Manifeste des Seize ; 2° Faire savoir à tous que, dans l’ensemble, le mouvement anarchiste fut nettement hostile à cette position ; 3° Mettre en garde les éléments libertaires, surtout les jeunes, contre la tentation de se laisser entraîner dans une nouvelle guerre, sous le fallacieux prétexte de combattre le Fascisme italien ou allemand pour sauver la Démocratie, ou de défendre la Russie bolcheviste pour sauver la Révolution. — Hem Day.
SÉLECTION n. f. (du radical latin : seligo, selectus, choisir, trier). Sélection naturelle, eugénisme, sélection sociale, voilà le triple point de vue qui retiendra notre attention dans le présent article.
Trompés par le récit biblique de la création, des naturalistes comme Linné, Cuvier, Agassiz ont faussement supposé que toutes les espèces végétales ou animales, et l’humanité elle-même, demeuraient immuables et fixes parce qu’elles résultaient du tout-puissant vouloir divin. Si la faune et la flore ont changé au cours des âges, ainsi qu’en témoigne la paléontologie, ce n’est pas, disait Cuvier au début du XIXe siècle, en raison de la transformation des espèces, mais par suite de « révolutions » du globe, de « catastrophes subites, se produisant périodiquement et détruisant des populations entières ». A la même époque, Lamarck enseignait que les espèces évoluent. « Si cette vérité n’est pas généralement admise, déclarait-il, c’est parce que la chétive durée de l’Homme lui permet difficilement d’apercevoir les mutations considérables qui ont lieu à la suite de beaucoup de temps ». Mais Lamarck fut tourné en ridicule et Cuvier, qui cumulait tous les honneurs officiels, triompha bruyamment.
Avec Darwin, qui publia en 1859 son livre De l’Origine des Espèces, la théorie fixiste reçut un coup dont elle ne s’est point relevée. La prodigieuse documentation du naturaliste anglais, le nombre et la variété des faits qu’il apportait en faveur de la mutabilité des espèces, finirent par convaincre tous les esprits impartiaux. Sur les facteurs essentiels de l’évolution, Lamarck et Darwin sont loin, d’ailleurs, d’être d’accord. Le premier invoque surtout l’adaptation au milieu, les effets héréditaires du besoin qui crée l’organe et de l’usage qui le fortifie, ainsi que l’action opposée du défaut d’usage qui engendre l’atrophie, puis la disparition des organes inutiles. De préférence, le second explique les trans-