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SOC
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sans socialiser tout en socialisant et, considérant les possédants dépossédés comme victimes de la socialisation, ils arriveront à rétablir partiellement la propriété, les privilèges, etc…

Pour la socialisation du sol, la question sera encore plus ardue si l’on fait entrer la propriété dans la question de socialisation. Que le paysan se loge dans le village ou sur la terre qu’il cultive, libre à lui. Le principal est que la terre soit cultivée et qu’elle ne le soit pas pour un, mais pour tous ; ni par un, mais par tous. C’est, là, affaire d’administration communale.

L’accord, l’entente entre travailleurs de la terre fera tout ce qui met en harmonie l’intérêt et le bien-être de chacun avec l’intérêt et le bien-être de tous. Cela est affaire de compréhension de la situation, ainsi que de bonne volonté et de conscience droite. Les libertaires auront leur mot à dire.

En terminant le chapitre « socialisation » de son livre Révolution Sociale, Paul Louis écrit :

« Lorsque la socialisation sera achevée, lorsque l’action individuelle sera, à tous les degrés, subordonnée à l’action collective et qu’aucune parcelle de la société ne pourra plus se dresser, par ses convoitises ou son ascendant contre les autres, la révolution sociale sera réelle et totale. Son œuvre économique, qui commandera toutes les autres en les alimentant, apparaîtra complète. Le monde prolétarien aura remplacé le monde bourgeois, comme celui-ci aura remplacé le monde féodal, mais à la différence de ceux-ci, il aura anéanti la lutte des classes en abolissant l’exploitation des hommes par les hommes. »

Cela paraît très bien, au point de vue socialiste de l’auteur, Paul Louis, dont nous ne suspectons pas la sincérité, mais nous ne croyons pas que la Révolution sociale, réalisant ainsi la socialisation, aboutisse à cette heureuse conclusion de son chapitre sur la question qui nous occupe.

Il nous est donc nécessaire d’ajouter à cela comment nous concevons la socialisation libertaire, puisque nous savons comment les socialistes conçoivent la leur, aboutissant à la dictature prolétarienne, ainsi que l’accomplit, de nos jours, la mise en pratique du marxisme par la Révolution russe.


Il est bien entendu que la socialisation ne se conçoit possible que par une Révolution sociale, dont elle serait le lendemain, ou la conséquence naturelle. En effet, si humanitaire qu’on puisse être, on ne peut imaginer que la société actuelle puisse ainsi se transformer du tout au tout, autrement que par une plus ou moins forte secousse révolutionnaire. Surtout que la transformation voulue ne consiste pas à maintenir ou solidifier l’État, mais à l’anéantir pour toujours. Donc, pas d’illusion sentimentale : la violence sera une nécessité.

Le caractère que nous désirons voir prendre à la Révolution prochaine est un caractère tout négatif, destructif pour éviter qu’elle ne retombe dans les errements du passé et soit à recommencer un jour. Eh ! oui. Il faut donc qu’elle soit le « premier acte de transformation sociale » ou, si l’on préfère, « le prologue indispensable de la rénovation sociale », laquelle sera aussi profonde et juste que seront justes et profondes les idées et les intentions des travailleurs en leur œuvre d’émancipation totale.

Ainsi, pas d’équivoque. Il ne s’agit nullement d’améliorer certaines institutions du passé pour les adapter à une société nouvelle, mais il s’agit de les supprimer. Donc, suppression radicale du gouvernement, de l’armée, des tribunaux, de l’église, du commerce, de la banque, et de tout ce qui s’y rattache. Le côté positif de la Révolution consiste en la prise de possession des instruments de travail et de tout le capital par les travailleurs. Expliquons-nous : par un insigne men-

songe, les ennemis du peuple ont fait croire aux paysans que la révolution voulait leur prendre leurs terres. C’est le contraire : la révolution veut prendre aux bourgeois, aux nobles, aux prêtres les terres que les paysans cultivent, pour les remettre aux paysans qui n’en ont pas. Si une terre appartient à un paysan, qu’il la cultive lui-même, la révolution n’y touchera pas et lui en garantira la possession, l’affranchissant de toute charge et lui attribuera une autre parcelle si la terre qu’il possède lui est insuffisante. Plus d’impôts ! Plus d’hypothèques sur le possesseur de la terre qui la cultive. Le paysan libre et affranchi par la révolution… et la terre aussi ! Voilà notre socialisation.

Sans décrets, sans jugements, sans force de police, sans écrits sur papiers timbrés, la révolution prendra à tous les parasites de la société les terres qu’ils possèdent et les remettra aux paysans qui les cultivent ou leur conseillera de s’en emparer, de s’établir dessus et de les considérer comme leurs propres biens. Aux paysans de s’organiser, de s’associer pour les cultiver et s’en partager les produits. Les paysans russes, à la nouvelle de la révolution et de la déclaration de leur affranchissement, n’ont pas attendu d’ordres pour s’emparer de la terre. Ils ont compris qu’il y avait quelque chose de changé et que l’ordre vrai devait régner pour eux, dans la campagne, comme il régnait, pour les ouvriers, dans les villes où ceux-ci avaient d’abord pris possession des usines.

Le paysan travaillant alors pour lui et n’étant plus exploité, c’est la chose essentielle pour qu’il comprenne la révolution. Cette grande conquête accomplie, le reste s’accomplira normalement par le perfectionnement de la SOCIALISATION, c’est-à-dire par l’étude en commun des paysans pour mettre en valeur de production les terres qui leur sont acquises soit individuellement, soit en association, soit par la mise en commun. Ce sont là questions de détails que, déjà, dans leurs congrès corporatifs, les fédérations agricoles, horticoles, viticoles, etc., ont depuis longtemps étudiées. Les rapports de ces groupements présentés à leurs congrès périodiques par des ouvriers de la terre, de toutes les régions, sont une preuve que l’organisation des paysans ne sera pas plus en retard au lendemain de la révolution que ne le sera celle des exploités de nos cités industrielles, pour mettre en marche, au profit de la collectivité, les usines, les ateliers et les chantiers où s’opéraient tous les genres d’exploitation capitaliste, sous le régime autoritaire et humiliant du patronat et du salariat.

Les unions locales et régionales, départementales et interdépartementales de syndicats divers nous donnent, actuellement, une idée bien claire de ce que l’on peut appeler les communes de producteurs. Le comité de ces unions de syndicats divers n’est pas autre chose, pour nous, en France, que nos unions fédérées.

C’est ce groupement qui donna l’Idée (nous le croyons fortement) à Lénine de l’organisation des soviets.

Lorsqu’éclata la Révolution russe, les masses ouvrières et paysannes n’y étaient pas préparées comme elles le sont en d’autres pays par le syndicalisme et la coopération ; les producteurs et les consommateurs, sous l’Empire des tsars, s’ignoraient mutuellement bien plus que partout ailleurs où il y a aussi des ouvriers et des paysans. Et cependant, animés par des socialistes habiles et des révolutionnaires ardents, sachant mettre à profit les événements formidables de l’époque, on vit alors les masses s’adapter à un idéal social de rénovation grandiose relativement à la situation où se trouvait le prolétariat russe du régime impérial. La dictature du prolétariat a pu s’établir en Russie. Ce n’est pas une raison pour qu’une Révolution sociale ne serve qu’à l’établir en d’autres pays : la France, par exemple, pour qui la révolution peut avoir d’autres buts, plus adéquats à ce que nous entendons, en tant