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TÉLÉMAQUE.

tre terre avec douleur pour aller ramasser ma proie : ainsi mes mains me préparaient de quoi me nourrir.

Il est vrai que les Grecs, en partant, me laissèrent quelques provisions ; mais elles durèrent peu. J’allumais du feu avec des cailloux. Cette vie, tout affreuse qu’elle est, m’eût paru douce, loin des hommes ingrats et trompeurs, si la douleur ne m’eût accablé, et si je n’eusse sans cesse repassé dans mon esprit ma triste aventure. Quoi ! disais-je, tirer un homme de sa patrie, comme le seul homme qui puisse venger la Grèce, et puis l’abandonner dans cette île déserte pendant son sommeil ! car ce fut pendant mon sommeil que les Grecs partirent. Jugez quelle fut ma surprise, et combien je versai de larmes à mon réveil, quand je vis les vaisseaux fendre les ondes. Hélas ! cherchant de tous côtés dans cette île sauvage et horrible, je ne trouvai que la douleur. Dans cette île, il n’y a ni port, ni commerce, ni hospitalité, ni hommes qui y abordent volontairement. On n’y voit que les malheureux que les tempêtes y ont jetés, et on n’y peut espérer de société que par des naufrages : encore même ceux qui venaient en ce lieu n’osaient me prendre pour me ramener ; ils craignaient la colère des dieux et celle des Grecs.

Depuis dix ans je souffrais la honte, la douleur, la faim ; je nourrissais une plaie qui me dévorait ; l’espérance même était éteinte dans mon cœur. Tout à coup, revenant de chercher des plantes médicinales pour ma plaie, j’aperçus dans mon antre un jeune homme beau, gracieux, mais fier, et d’une taille de héros. Il me sembla que je voyais Achille, tant il en avait les traits, les regards et la démarche : son âge seul me fit comprendre que ce ne pouvait être lui. Je remarquai sur son visage tout ensemble la compassion et l’embarras : il fut touché de voir avec quelle peine et quelle