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TÉLÉMAQUE.

frez que je dise adieu à cette triste demeure. Voyez où j’ai vécu, comprenez ce que j’ai souffert : nul autre n’eût pu le souffrir ; mais la nécessité m’avait instruit, et elle apprend aux hommes ce qu’ils ne pourraient jamais savoir autrement. Ceux qui n’ont jamais souffert ne savent rien ; ils ne connaissent ni les biens ni les maux : ils ignorent les hommes ; ils s’ignorent eux-mêmes. Après avoir parlé ainsi, je pris mon arc et mes flèches.

Néoptolème me pria de souffrir qu’il les baisât, ces armes si célèbres, et consacrées par l’invincible Hercule. Je lui répondis : Tu peux tout ; c’est toi, mon fils, qui me rends aujourd’hui la lumière, ma patrie, mon père accablé de vieillesse, mes amis, moi-même : tu peux toucher ces armes, et te vanter d’être le seul d’entre les Grecs qui ait mérité de les toucher. Aussitôt Néoptolème entre dans ma grotte pour admirer mes armes.

Cependant une douleur cruelle me saisit, elle me trouble, je ne sais plus ce que je fais ; je demande un glaive tranchant pour couper mon pied ; je m’écrie : Ô mort tant désirée ! que ne viens-tu ? Ô jeune homme ! brûle-moi tout à l’heure comme je brûlai le fils de Jupiter. Ô terre ! ô terre ! reçois un mourant qui ne peut plus se relever. De ce transport de douleur, je tombe soudainement, selon ma coutume, dans un assoupissement profond ; une grande sueur commença à me soulager ; un sang noir et corrompu coula de ma plaie. Pendant mon sommeil, il eût été facile à Néoptolème d’emporter mes armes, et de partir ; mais il était fils d’Achille, et n’était pas né pour tromper. En m’éveillant, je reconnus son embarras : il soupirait comme un homme qui ne sait pas dissimuler, et qui agit contre son cœur. Me veux-tu surprendre ? lui dis-je : qu’y a-t-il donc ? Il faut, me répondit-il, que vous me suiviez au siège de