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TÉLÉMAQUE.

cette flotte qu’on voyait arriver. Bientôt je reconnus que ces vaisseaux étrangers étaient les uns de Phénicie, et les autres de l’île de Chypre ; car mes malheurs commençaient à me rendre expérimenté sur ce qui regarde la navigation. Les Égyptiens me parurent divisés entre eux : je n’eus aucune peine à croire que l’insensé roi Bocchoris avait, par ses violences, causé une révolte de ses sujets, et allumé la guerre civile. Je fus, du haut de cette tour, spectateur d’un sanglant combat. Les Égyptiens qui avaient appelé à leur secours les étrangers, après avoir favorisé leur descente, attaquèrent les autres Égyptiens, qui avaient le roi à leur tête. Je voyais ce roi qui animait les siens par son exemple ; il paraissait comme le dieu Mars ; des ruisseaux de sang coulaient autour de lui ; les roues de son char étaient teintes d’un sang noir, épais et écumant : à peine pouvaient-elles passer sur des tas de corps morts écrasés. Ce jeune roi, bien fait, vigoureux, d’une mine haute et fière, avait dans ses yeux la fureur et le désespoir : il était comme un beau cheval qui n’a point de bouche ; son courage le poussait au hasard, et la sagesse ne modérait point sa valeur. Il ne savait ni réparer ses fautes, ni donner des ordres précis, ni prévoir les maux qui le menaçaient, ni ménager les gens dont il avait le plus grand besoin. Ce n’était pas qu’il manquât de génie ; ses lumières égalaient son courage ; mais il n’avait jamais été instruit par la mauvaise fortune ; ses maîtres avaient empoisonné par la flatterie son beau naturel. Il était enivré de sa puissance et de son bonheur ; il croyait que tout devait céder à ses désirs fougueux : la moindre résistance enflammait sa colère. Alors il ne raisonnait plus ; il était comme hors de lui-même : son orgueil furieux en faisait une bête farouche ; sa bonté naturelle et sa droite raison l’abandon-