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FABLES.

mais il y avait des sommeils plus chers les uns que les autres ; à proportion des songes qu’on voulait avoir. Les plus beaux songes étaient fort chers. J’en demandai des plus agréables pour mon argent ; et comme j’étais las, j’allai d’abord me coucher. Mais à peine fus-je dans mon lit que j’entendis un grand bruit ; j’eus peur, et je demandai du secours. On me dit que c’était la terre qui s’entr’ouvrait. Je crus être perdu, mais on me rassura en me disant qu’elle s’entr’ouvrait ainsi toutes les nuits à une certaine heure, pour vomir avec grand effort des ruisseaux bouillants de chocolat moussé, et des liqueurs glacées, de toutes les façons. Je me levai à la hâte pour en prendre, et elles étaient délicieuses. Ensuite je me recouchai, et dans mon sommeil, je crus voir que tout le monde était de cristal, que les hommes se nourrissaient de parfums quand il leur plaisait, qu’ils ne pouvaient marcher qu’en dansant, ni parler qu’en chantant ; qu’ils avaient des ailes pour fendre les airs, et des nageoires pour passer les mers. Mais ces hommes étaient comme des pierres à fusil : on ne pouvait les choquer, qu’aussitôt ils ne prissent feu. Ils s’enflammaient comme une mèche, et je ne pouvais m’empêcher de rire voyant combien ils étaient faciles à émouvoir. Je voulus demander à l’un d’eux pourquoi il paraissait si animé : il me répondit, en me montrant le poing, qu’il ne se mettait jamais en colère.

À peine fus-je éveillé, qu’il vint un marchand d’appétit, me demandant de quoi je voulais avoir faim, et si je voulais qu’il me vendît des relais d’estomacs pour manger toute la journée. J’acceptai la condition. Pour mon argent, il me donna douze petits sachets de taffetas que je mis sur moi, et qui devaient me servir comme douze estomacs, pour digérer sans peine douze grands repas en un jour. À peine eus-je pris les douze sachets, que je commençai à mourir de faim. Je passai ma journée à faire douze festins délicieux. Dès qu’un repas était fini, la faim me reprenait, et je ne lui donnais pas le temps de me presser. Mais, comme j’avais une faim avide, on remarqua que je ne mangeais pas proprement : les gens du pays