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FABLES.

qui arrivait dans cette saison. Chaque année il avait le plaisir de voir venir de loin, au travers des ondes amères, ce vaisseau qui lui était si cher : et la venue de ce vaisseau lui était infiniment plus douce que toutes les grâces de la nature renaissante au printemps, après les rigueurs de l’affreux hiver.

Une année il ne voyait point venir, comme les autres, ce vaisseau tant désiré ; il soupirait amèrement ; la tristesse et la crainte étaient peintes sur son visage ; le doux sommeil fuyait loin de ses yeux ; nul mets exquis ne lui semblait doux : il était inquiet, alarmé du moindre bruit, toujours tourné vers le port ; il demandait à tous moments si on n’avait point vu quelque vaisseau venu d’Ionie. Il en vit un ; mais, hélas ! Aristonoüs n’y était pas, il ne portait que ses cendres dans une urne d’argent. Amphiclès, ancien ami du mort, et à peu près du même âge, fidèle exécuteur de ses dernières volontés, apportait tristement cette urne. Quand il aborda Sophronyme, la parole leur manqua à tous deux, et ils ne s’exprimèrent que par leurs sanglots. Sophronyme ayant baisé l’urne, et l’ayant arrosée de ses larmes, parla ainsi : Ô vieillard, vous avez fait le bonheur de ma vie, et vous me causez maintenant la plus cruelle de toutes les douleurs : je ne vous verrai plus ; la mort me serait douce pour vous voir et pour vous suivre dans les Champs-Élysées, où votre ombre jouit de la bienheureuse paix que les dieux justes réservent à la vertu. Vous avez ramené en nos jours la justice, la piété et la reconnaissance sur la terre : vous avez montré dans un siècle de fer la bonté et l’innocence de l’âge d’or. Les dieux, avant que de vous couronner dans le séjour des justes, vous ont accordé ici-bas une vieillesse heureuse, agréable et longue : hélas ! ce qui devrait toujours durer n’est jamais assez long. Je ne sens plus aucun plaisir à jouir de vos dons, puisque je suis réduit à en jouir sans vous. Ô chère ombre ! quand est-ce que je vous suivrai ? Précieuses cendres, si vous pouvez sentir encore quelque chose, vous ressentirez sans doute le plai-