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LIVRE iii.

sérable et odieux à ses sujets. C’est un crime à Tyr que d’avoir de grands biens ; l’avarice le rend défiant, soupçonneux, cruel ; il persécute les riches, et il craint les pauvres. C’est un crime encore plus grand à Tyr d’avoir de la vertu ; car Pygmalion suppose que les bons ne peuvent souffrir ses injustices et ses infamies : la vertu le condamne ; il s’aigrit et s’irrite contre elle. Tout l’agite, l’inquiète, le ronge ; il a peur de son ombre ; il ne dort ni nuit ni jour : les dieux, pour le confondre, l’accablent de trésors dont il n’ose jouir. Ce qu’il cherche pour être heureux est précisément ce qui l’empêche de l’être. Il regrette tout ce qu’il donne ; il craint toujours de perdre, il se tourmente pour gagner. On ne le voit presque jamais : il est seul, triste, abattu au fond de son palais ; ses amis mêmes n’osent l’aborder, de peur de lui devenir suspects. Une garde terrible tient toujours des épées nues et des piques levées autour de sa maison. Trente chambres qui se communiquent les unes aux autres, et dont chacune a une porte de fer avec six gros verrous, sont le lieu où il se renferme ; on ne sait jamais dans laquelle de ces chambres il couche ; et on assure qu’il ne couche jamais deux nuits de suite dans la même, de peur d’y être égorgé. Il ne connaît ni les doux plaisirs, ni l’amitié encore plus douce : si on lui parle de chercher la joie, il sent qu’elle fuit loin de lui et qu’elle refuse d’entrer dans son cœur. Ses yeux creux sont pleins d’un feu âpre et farouche ; ils sont sans cesse errants de tous côtés : il prête l’oreille au moindre bruit, et se sent tout ému ; il est pâle, défait, et les noirs soucis sont peints sur son visage toujours ridé. Il se tait, il soupire, il tire de son cœur de profonds gémissements ; il ne peut cacher les remords qui déchirent ses entrailles. Les mets les plus exquis le dégoû-