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LIVRE iv.

pleuraient comme des femmes ; je n’entendais que des cris pitoyables, que des regrets sur les délices de la vie, que de vaines promesses aux dieux pour leur faire des sacrifices, si on pouvait arriver au port. Personne ne conservait assez de présence d’esprit ni pour ordonner les manœuvres ni pour les faire. Il me parut que je devais, en sauvant ma vie, sauver celle des autres. Je pris le gouvernail en main, parce que le pilote, troublé par le vin comme une bacchante, était hors d’état de connaître le danger du vaisseau : j’encourageai les matelots effrayés ; je leur fis abaisser les voiles : ils ramèrent vigoureusement ; nous passâmes au travers des écueils, et nous vîmes de près toutes les horreurs de la mort.

Cette aventure parut comme un songe à tous ceux qui me devaient la conservation de leur vie ; ils me regardaient avec étonnement. Nous arrivâmes dans l’île de Chypre au mois du printemps qui est consacré à Vénus. Cette saison, disent les Chypriens, convient à cette déesse ; car elle semble ranimer toute la nature, et faire naître les plaisirs comme les fleurs.

En arrivant dans l’île, je sentis un air doux qui rendait les corps lâches et paresseux, mais qui inspirait une humeur enjouée et folâtre. Je remarquai que la campagne, naturellement fertile et agréable, était presque inculte, tant les habitants étaient ennemis du travail. Je vis de tous côtés des femmes et de jeunes filles vainement parées, qui allaient, enchantant les louanges de Vénus, se dévouer à son temple. La beauté, les grâces, la joie, les plaisirs éclataient également sur leur visage ; mais les grâces y étaient affectées ; on n’y voyait point une noble simplicité, et une pudeur aimable qui fait le plus grand charme de la beauté. L’air de mollesse, l’art de composer leurs visages, leur