Page:Feron - Le manchot de Frontenac, 1926.djvu/23

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— Je ne l’ai pas vu non plus, dit la jeune fille, quand j’ai regardé ce matin en me levant.

— Il faut croire qu’il n’était qu’assommé, et qu’il a pu se lever et regagner son domicile. Voyons… déjeunons ! Il me semble que j’ai une faim…

Il s’assit à la table couverte d’une nappe de toile blanche, sur laquelle Hermine avait disposé un potage, des œufs et du fromage. Elle alla à l’armoire et en rapporta une coupe de beau cristal et une carafe d’un vin rouge à l’air pétillant.

Maître Turcot prit la carafe, se vida une rasade et dit, heureux :

— Décidément, on ne peut dire que la vie est désagréable… à ta santé, Hermine !

Mais Maître Turcot n’avait pas vidé à moitié sa coupe, qu’une main frappa rudement dans la porte.

— Oh ! oh ! fit le suisse avec surprise en regardant sa fille, voici une visite un peu matinale !…

Il se leva et alla ouvrir.

Un homme, enveloppé dans un manteau d’étoffe brune, se précipita à l’intérieur du logis, gémissant d’une voix nasillante :

— Ah ! Maître Turcot… quel malheur ! quel malheur !…

— Oh ! mais, c’est maître Baralier ! s’écria le suisse avec étonnement.

— Hélas !… fit l’épicier.

Et, ayant jeté cette parole de désespoir, il jeta son manteau sur un siège et se laissa choir dessus.

— Que se passe-t-il donc ? interrogea Maître Turcot.

— Ah ! si vous saviez, mon ami !

— Un malheur ?

— Un grand malheur… quasi un assassinat !

— Un assassinat !

Maître Turcot tremblait.

Hermine, non moins émue et tremblante, supplia :

— Parlez vite, monsieur Baralier !

— Ah ! parler, mademoiselle… est-ce que je le pourrai seulement ? Voyez, je frissonne de tout mon pauvre corps ! Voyez mes mains comme elles tremblent !… Oh ! mademoiselle… de l’essence de menthe pour frotter mes mains…

— Vite, de l’essence de menthe ! cria Maître Turcot.

La jeune fille alla vivement chercher une petite fiole dans l’armoire.

— Ah ! ça, de quel assassinat voulez-vous parler, Maître Baralier ? interrogea le suisse, tout blême.

— Mon fils… mon pauvre fils… hoqueta l’épicier.

Et en même temps que ces paroles et ce hoquet il renversa sa tête à cheveux blancs sur le dossier du fauteuil et demeura immobile, comme frappé de mort.

— L’essence… l’essence de menthe ! clama Maître Turcot.

La jeune fille se précipita avec un linge qu’elle venait d’imbiber et se mit à frotter activement les tempes de l’épicier. Hermine n’était plus aussi maîtresse d’elle-même que la veille de ce jour. Cette nouvelle d’un assassinat, ce malheur dont parlait diffusément Baralier, lui donnait la vision d’une scène terrible et sanglante qui avait pu se passer la veille au soir ou dans l’impasse ou sur la place de la cathédrale… Et une scène dans laquelle Cassoulet et le fils de Baralier avaient dû jouer un rôle. Alors, Hermine redoutait d’entendre à tout moment le sieur Baralier proférer une accusation contre le lieutenant des gardes.

Mais là… le vieux était-il donc trépassé qu’il ne remuait plus ? Pourtant, il respirait !

Tout effaré Maître Turcot ne cessait d’appeler :

— Maître Baralier, revenez à vous !… Maître Baralier, reprenez vos sens !…

Il frictionnait les mains blêmes et sèches du vieux négociant.

Hermine tamponnait toujours de son linge imbibé d’essence les tempes de l’épicier. Parfois elle posait le linge sous les narines du vieillard.

Lui, demeurait rigide, les jambes allongées. Avec ses traits livides, ridés, il ressemblait à un cadavre. Pour riche que passait Maître Baralier, il était assez pauvrement vêtu. Outre son manteau d’étoffe brune, effiloché, il portait une sorte de redingote d’un velours jaune et sale, usée, rapiécée aux coudes. Sa culotte d’étoffe grise était également usée, rapiécée et taché de graisse. Ses bas noirs étaient sales, ses gros souliers ferrés à boucles d’acier étaient couverts de poussière. Jusqu’à son bicorne, tombé par terre, qui avait un aspect plus que défraîchi.

Ah ! c’est que Maître Baralier n’avait pas gagné et amassé son argent à faire des prodigalités ! Ah ! non ! On disait même qu’il était joliment pignouf. Et le sachant tel, on se demandait comment il pouvait