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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

sonnement, une comparaison critique, un discernement entre ce qui est divin et ce qui ne l’est pas, entre ce qui mérite d’être adoré et ce qui ne le mérite pas. Ainsi, nier que l’objet choisi, en ce cas, par le sujet reflète l’être intérieur du sujet, reflète comme un miroir sans tache la nature essentielle du sujet, serait se refuser à l’évidence la plus frappante et j’avance hardiment cette thèse : « L'objet religieux d’un homme individuel, c’est sa nature individuelle devenue objet. » Le Dieu d’un homme est, pour ainsi dire, mathématiquement accommodé à sa façon de sentir, à sa méthode de méditer, à sa manière d’agir ; le Dieu devant qui un homme individuel, on un homme collectif, un peuple, s’agenouillent, porte en lui rigoureusement la mesure de la valeur morale, intellectuelle et physique de cet individu, de ce peuple.

La science qu’un homme a de son Dieu, la conscience qu’il a de son Dieu, n’est qu’un autre nom pour désigner la science qu’il a de lui-même, la conscience qu’il a de son moi. Son Dieu, c’est son âme manifestée, son intérieur expliqué et interprété au dehors ; son Dieu, c’est son caractère sans masque, son cœur dévoilé.

Gardons-nous, du reste, de croire qu’un homme religieux pourrait savoir cette vérité si mystérieuse et si simple à la fois. Il l’ignore complètement, il le doit, sa religiosité cesserait sur-le-champ, car c’est précisément l’absence entière de toute réflexion de cette sorte, qui constitue la nature de la religion en général comme de chaque système religieux en particulier. La religion est donc partout antérieure à la philosophie, et l’histoire du développement d’un individu ressemble sous ce rapport exactement à celle du développement d’une nation et du genre humain tout entier.

La religion, c’est un état de l’homme comparable à l’enfance. L’enfant aussi voit son être sous la forme d’autrui, d’un père, d’une mère, d’un précepteur. De là vient que chaque religion ne reconnaît plus que comme quelque chose d’humain ce que la religion précédente avait vénéré comme quelque chose de divin : l’objectif se transforme en subjectif, dirait un métaphysicien. Cette manière de transformation perpétuelle, on pourrait presque dire de transsubstantiation, constitue ce qu’on est parfaitement autorisé d’appeler le progrès dans les religions. Chacune, il n’y a point d’exception, va taxer d’idolâtre et blasphème la religion antérieure, en lui reprochant d’avoir déifié et idolâtré l’homme ; en marchant