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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

mait non plus la poésie, parce qu’elle parlait trop des divinités antiques (impiæ gentis simulacra). Et en effet, un poète, même quand il chante la religion, s’exposera toujours au soupçon de l’hérésie ou de l’indifférentisme parce qu’il transfère les objets religieux dans les régions fluides de l’imagination, au lieu de les laisser tranquillement enracinées dans le terrain si solide de la foi orthodoxe ; la poésie religieuse, la religion rédigée en forme de poèmes, a sans doute des charmes religieux, mais elle en a malheureusement encore d’autres qui ne sont point religieux : l’esthétique est de nature indépendante, elle ne cesse jamais de faire valoir ses richesses à côté de toutes les autres, elle fait naître dans l’âme pieuse une distraction anti-religieuse. Quelques Pères de l’Église primitive se scandalisaient même à propos des images du Christ ; il suffit disaient-ils (La Mothe le Vayer, lettre 15, de la Beauté), « de savoir que Notre-Seigneur était tellement exténué par les mortifications de la chair, qu’à trente ans il avait l’air d’en avoir cinquante et presque d’un lépreux. » Nous voilà arrivés à un culte tout particulier, celui de la Laideur, témoin tant de légendes, tant de biographies, de saints et de saintes qui détruisaient, pour plaire à Dieu, la beauté de leurs corps par des moyens chimiques et mécaniques, témoin enfin les déplorables restes de l’art statuaire et de la peinture du moyen-âge[1].

On m’objectera peut-être l’exemple du peintre Fiésole, qui ne prit jamais le pinceau avant d’avoir fait une fervente prière (Kapp, L’Italie, p. 552) ; mais le soldat aussi prie avant d’entrer en bataille pour tuer son prochain. Pascal a donc raison de dire (Lett. provinc. 212) d’un saint « Il est sans yeux pour les beautés de l’art et de la nature… Une belle personne lui est un spectre. » Les autres catholiques ont, ce me semble le devoir d’imiter leurs saints ? L’Église, en sanctionnant le culte des images, se hâte d’y ajouter « Sanctorum apostolorum etc. Imagines colimus, non in maieria aut in coloribus honorem constituentes, cum sciamus juxta Basilii Magni sententiam quod imagini honor exhibitus ad ipsum prototypum referatur (Carranza, Sumnui omnium coucil. 289), »

  1. Les artistes d’alors prenaient pour modèle évidemment le corps humain mort ; on peut s’en convaincre, par exemple, en regardant les statues des rois et des reines jusqu’au xive siècle.  (Le traducteur.)