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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

mon toi, mon alter ego, mon autre-moi, l’homme objectif devant moi, mon propre intérieur ouvert à mes yeux, l’œil qui se voit lui-même. C’est par mon frère que j’acquiers la conscience de l’humanité ; par lui, je me sens homme avec homme, la réciprocité sociale ne me devient manifeste que par lui. Il y a aussi moralement une différence qualitative, critique, entre moi et mon frère ; il est ma conscience objectivée et personnifiée ; il me reproche mes vices et mes faiblesses, sans même en parler ; je vois en lui la personnification de mes remords. Sans voir en face de moi mon semblable, je ne saurais ce que c’est que la loi morale, le droit, la décence, la vérité. Vrai est ce en quoi je suis d’accord avec mon alter ego ; le premier de tous les critériums de la vérité c’est l’accord, mais seulement parce que le genre est la dernière mesure de la vérité. Ce que je pense d’après la mesure de mon individualité n’est pas obligeant pour mon semblable, ce n’est qu’une opinion subjective, qui peut être pensée autrement. Mais ce que je pense d’après la mesure du genre, je le pense normalement, selon les règles invariables de la logique humaine générale, qui est au-dessus de la logique humaine individuelle. Vrai est donc ce qui coïncide avec l’essence du genre, faux est ce qui est en contradiction avec elle : il n’y a pas d’autre loi pour la vérité.

Or, mon frère, vis-à-vis de moi, est comme le représentant, l’envoyé de l’espèce humaine : je dois donc lui soumettre mon opinion personnelle, pour qu’il puisse la critiquer. Mais que fait le christianisme ? Ne regarde-t-il pas tous les hommes comme un seul homme ? Ne s’obstine-t-il pas à effacer théoriquement toutes les différences caractéristiques et qualitatives des diverses personnalités ? Ne propose-t-il pas depuis dix-huit siècles invariablement à cette variété infinie d’individualités humaines toujours et partout le même remède ? Cette désolante et stérile monotonie vient de ce qu’il ne voit dans tous les hommes qu’un seul péché, le même dans tous.

Le christianisme méconnaît le genre ; il est trop subjectif pour s’occuper un peu des objets du dehors, et de ce genre humain, qui à lui tout seul renferme la solution, la justification, la conciliation et la guérison de nos péchés individuels. Puisque le christianisme se méprend si singulièrement à l’égard de l’individualité, il a besoin, pour la purifier, d’un remède surnaturel, personnel.