Page:Feuerbach - Qu'est-ce que la religion ?,1850.pdf/306

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
294
QU’EST-CE QUE LA RELIGION

il ne cherche point la satisfaction d’un besoin matériel. Très bien, votre but est sacré, mais permettez-moi de vous dire que son moyen ne l’est point. N’importe, dit-on, le moyen devient sacré par le but. C’est bien encore, mais remarquez que ce chrétien marié tombera dans une singulière hypocrisie, il renie son besoin physique devant sa foi, et sa foi devant son besoin physique ; il balance ainsi perpétuellement entre la nature et la foi, il désavoue publiquement ce qu’il avoue en secret. Les païens, certes, étaient infiniment plus sincères ; ils ne mentaient pas à leur théorie, ils ne se compromettaient pas par la pratique ; ils n’étaient pas attaquée de cette angelomanie qui pèse depuis dix-huit siècles sur la chrétienté. Ah ! vous voulez être comme les saints anges ? Prenez-y garde : vous vous mettez par là entre deux écueils également formidables, l’hypocrisie et la débauche, et vous serez ballottés entre ces deux extrêmes jusqu’à ce que vous aurez changé la base principale où ils reposent.

Les païens ne sont pas des modèles mes yeux ; ils font ce qu’ils veulent, ils pèchent avec connaissance de cause, leur vice caractéristique est la débauche. Les chrétiens ne sont pas des modèles, ils font ce qu’ils ne veulent pas faire, ils pèchent contre leur conscience, leur vice caractéristique est l’hypocrisie. Les païens sont simples et naïfs, leurs adversaires sont doubles et louches. Le vice païen est, pour ainsi dire, hypersthénique, hypertrophique, il réside dans le sang et dans les muscles ; le vice chrétien est asthénique, atrophique, il réside dans les nerfs et dans le cerveau. Le vice de la luxure est pondérable, sensualiste : celui de l’hypocrisie est impondérable et théologique. Cette sorte d’hypocrisie se manifeste sous une forme spéciale, dans le jésuitisme. « La théologie rend les hommes pécheurs, a dit quelqu’un qui en savait quelque chose ; c’est Martin Luther ; cet homme qui n’était bon de cœur et fort d’intelligence que jusqu’au point où la théologie commençait dans lui. Montesquieu donne le meilleur commentaire à ce mot du réformateur allemand, en disant (Pensées div.) : « La dévotion trouve, pour faire de mauvaises actions, des raisons qu’un simple honnête homme ne saurait trouver. »

Je me détourne donc avec dégoût de ce christianisme postiche et moderne, qui permet à la fiancée du Christ, à l’âme chrétienne, de s’adonner à la polygamie, à la polygamie successive du moins :