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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

secte. Rien de plus faux, du reste, que de dire : « L’abstinence charnelle n’appartient pas primitivement au christianisme, elle y est introduite, greffée en quelque sorte, par les manichéens, les encratites » ; mais on oublie que l’arbre sur lequel la greffe a si merveilleusement poussé pendant dix-sept siècles, a du être d’avance d’une ressemblance essentielle, d’une identité fondamentale avec cette greffe. L’Église est plutôt la contradiction logique organisée, la contradiction logique permanente et érigée en système : elle n’a garde de fondre les deux extrêmes en un, elle ne fait que les rattacher l’un à l’autre, et cela lui a donné parfois un air grandiose et conciliant que toute autre secte dominante, à sa place, aurait eu aussi, mais qui dompta de hautes intelligences et des âmes puissantes en les détachant des sectes hérétiques, et en les employant dans le service de la catholique. M. Amédée Thierry (Hist. de la Gaule, III, 6), après avoir mentionné bon nombre de sectes primitives, parmi lesquelles une qui adora Judas Iscarioth, dit : « On ne saurait ni énumérer, ni classer les hérésies provenant de l’interprétation des livres saints. Il y en eut autant que d’esprits corrompus par l’orgueil, que d’intelligences à la fois faibles et vaines. Quand on voit le christianisme battu par tant de courants contraires entre ses propres rivages, on oublie presque, comme moins dangereuse, la guerre que lui livrait le paganisme : la main qui le dirigeait ici-bas… c’était l’Église catholique, etc. » La secte romaine avait le bonheur de triompher sur les débris de ses co-sectes ; voilà tout. Cette absorption des sectes dans une seule n’était certes rien d’inouï ; elle avait souvent eu lieu aux antiques religions de l’Asie. Mais pourquoi accuser de faiblesse, de vanité, d’orgueil, les vainqueurs, et non aussi la secte triomphante ? Niebuhr appelle le pape Léon-le-Grand un romain de la vieille roche, que la république païenne, dans sa meilleur époque, aurait avec plaisir reconnu comme son citoyen ; c’est ce pape, toutefois, qui écrit (Sermon 2) : « Comment, nous écouterions Manichée ? Sa secte est venue d’une région de la Terre d'où rien de bon ne saurait provenir. » Il est impossible de ne pas faire à ce Léon le reproche d’être orgueilleux et vaniteux. Je crois que la critique historique et dialectique doit insister davantage sur cette lutte du catholicisme et du manichéisme, à laquelle on peut appliquer le célèbre mot : C’est un procès jugé et non plaidé. Dans cette lutte à mort, le jeune romanisme chrétien