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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

La foi particularise l’homme, elle le confine dans d’étroites limites, elle lui ôte toute facilité d’évaluer avec justice ce qui est en dehors de la foi. Toujours préoccupée d’elle-même, la foi ne peut ni observer ni penser. Un théoricien ,un penseur dogmatique aussi se restreint, il est vrai, à son système, et cette restriction théorique est généralement mesquine : il y a là toutefois encore une sorte de liberté, un certain libéralisme dans les vues des scientifiques ; la science, la théorie ne saurait jamais devenir entièrement esclave, ou — ce qui revient ici au même — despote. Mais voyez la foi : elle fait de son objet une cause de conscience et d’intérêt, une affaire de l’instinct d’être heureux ; son objet est lui-même un être particulier personnel, un Dieu qui veut qu’on l’adore, et qui n’a mis le bonheur éternel de l’homme qu’à ce prix-là.

Sans contredit, le croyant tire de sa foi un sentiment d’honneur qui le fortifie et le transporte ; il se trouve élevé au-dessus du niveau ordinaire des mortels, au-dessus de l’homme tel que la nature l’a fait. Les fidèles sont comme des aristocrates, ils savent qu’ils sont des gens de distinction, des gens d’illustre extraction, puisque la grâce de Dieu les distingue du reste des hommes, qui ne sont que des plébéiens ou des infidèles. Dieu est la personnification de cette distinction aristocratique ; Celse déjà a dit que les christocoles se vantaient : Est Deus et post illum nos (Origène, Adv. Celsum, éd. Hoeschel. 1605. Aug. Vind. p. 182). Or, comme la foi prend l’être humain pour un autre être personnel, le fidèle aussi transporte son honneur sur cette autre personnalité ; il fait tout pour la gloire de son Dieu, et rien pour la sienne propre. Dans cette autre personne il retrouve sa propre personne ; tout dévoué à cette personnalité transcendante, il jouit par là même de l’essor de sa personnalité bornée « Je suis fier et ambitieux à cause ma félicité céleste et de la rémission de nos péchés : mais ce n’est que pour l’honneur d’un autre, pour celui du Seigneur Christ, » dit Luther, avec sa naïveté habituelle, qui prononce chaque fois les pensées les plus intimes de la théologie. L’Apôtre aussi dit : « Que celui qui se

    qu’une belle idolâtrie. » Châteaubriand oublie que la personnification de l’ensemble de toutes les vertus sous l'’image d’un seul Dieu, n’est pas moins un idolâtrie que la personnification de chacune ; le nombre, cet élément extérieur n’y fait rien. (Le traducteur)