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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

foi porte en elle-même sa propre loi et mesure ; la fraternité, au contraire, s’adresse directement au sentiment moral, à l’intelligence, à l’équité ; elle est par-là même parfaitement autonome, et ne dépend de rien hors d’elle. L’amour fraternel est de la vérité et de la loi par lui-même.

La foi rend l’homme bienheureux, dit le vieux proverbe ; mais elle ne lui inspire pas des sentiments vraiment moraux, vraiment vertueux ; un croyant s’il est vertueux ne l’est point à cause de sa foi religieuse, mais parce qu’il est convaincu de la valeur intrinsèque de la vertu. La foi dogmatique,je ne l’ignore pas, qui prêche la rémission des péchés, la certitude du salut éternel, l’absolution de toutes peines, etc. peut en effet rendre l’homme incliné à vivre moralement ; quand on possède les immenses biens et trésors transcendants, on cesse de viser aux biens et aux trésors terrestres. Mais la morale de cette sorte perd beaucoup quand on y regarde de plus près ; observez-la sous la loupe de la critique, et vous verrez qu’elle n’a que les contours extérieurs de la vertu, tandis que dans son intérieur elle se compose du plus violent mépris pour les affaires humaines ou naturelles et d’un égoïsme des plus signalés. L’homme croyant, quand il est vertueux (je dis quand, puisqu’il ne l’est pas toujours, beaucoup s’en faut), ne l’est pas par amour de la vertu ; il fait le bien par amour de Dieu, ou plutôt parce qu’il ne veut pas offenser ce Dieu auquel il croit devoir tant de reconnaissance ; il renonce au péché seulement pour ne pas contrarier son bienfaiteur céleste : « Ainsi, il faut que la foi soit accompagnée de bonnes œuvres, ce sont là comme des remerciements qu’on fait à Dieu (Apolog. de la Confess. d’Augsbourg, artic. 3). » La notion vertu devient ici celle du sacrifice : Dieu s’est jadis sacrifié pour moi, il faut donc que maintenant je me sacrifie à lui ; c’est la mutualité. Et plus le sacrifice est énorme, extraordinaire, contre-nature, plus son mérite est grand ; plus l’abnégation, c’est-à-dire la négation, est colossale, plus la vertu est sublime. Cette idée négative du bien a été cultivée et réalisée spécialement par le catholicisme[1]. L’É-

  1. On se rappelle les lois plus que draconiennes de l’empereur Constantin contre le rapt (l’édit de Constantin au peuple romain, Code Théodosien, IX, tit, 24, t. 3, p. 189). Je dis plus que draconiennes : jamais un législateur simplement et purement païen, à Rome ou en Grèce, n’aurait été capable de les