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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

ves[1]. Ainsi, le rigorisme borné et acariâtre parmi les aristocrates s’en allaient déjà, et le christianisme ne fit que compléter ce mouvement fraternel dans les masses du peuple, qui n’était pas alors accessible aux doctrines de la haute philosophie. Or, comme le christianisme était la manifestation la plus populaire du même principe, dont la haute philosophie était une expression raisonnée, il agissait en forme de religion et cela avec une énergie très intensive. L’âme affective quand elle s’enflamme par une idée, produit une chaleur bien plus considérable que l’intelligence en produit : mais en revanche celle-ci, quand elle s’est emparée d’une idée ou, si vous voulez, si une idée s’empare d’elle, rayonne d’une lumière pure et joyeuse, que l’âme affective ne partage jamais.

De ce que nous avons développé, il s’ensuit que christianisme, en transportant sur le domaine religieux l’unité humanitaire, opposa en même temps de graves obstacles à cette unité. Comme représentant l’unité humanitaire et universelle dans la sphère de la religion, le christianisme dégrada par-là cette unité ; il la restreignit en la renfermant dans la spécialité religieuse, dans le pentagramme magique de la croyance au ciel et à l’enfer. De là la gène douloureuse que l’amour fraternel éprouva dans le christianisme. L’amour veut être universel, le christianisme le contraint à devenir partial. Les différences internationales du paganisme cessent ; mais elles sont remplacées par les différences relieuses, par la séparation du chrétien et du non-chrétien, et celle-ci est bien autrement violente, bien autrement perfide, bien autrement rebutante que la séparation internationale dans l’époque païenne.

L’amour, quand on le base sur une existence particulière, contredit l’essence de l’amour : aimez l’homme à cause de l’homme, et

  1. Les péripatéticiens aussi prêchent la fraternité universelle, sans la baser sur un principe particulier ou religieux ; ils la basent sur un principe naturel. Du reste, quand les apologistes du dogme chrétien reprochent a la Stoa de ne pas avoir changé les mœurs de l’aristocratie, ou d’avoir donné quelquefois un mauvais exemple personnel (comme Sénèque), on n’a qu’à retourner cet argument contre les moralistes et les Pères de l’Église, qui, loin d’améliorer les mœurs de la haute société, ne changeaient pas même celles du peuple auquel ils prétendaient pourtant s’adresser par préférence. (Le traducteur)