Page:Fiel - Le fils du banquier, 1931.djvu/118

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tout, mais avec quelle joie on s’en évaderait parfois !… On ne peut donc blâmer Gérard Manaut… Il aime cette jeune fille et il a rêvé pour elle une vie facile, et il est persuadé que sa paye ne suffirait pas à Mlle Laslay pour lui conserver sa santé… Il en a le droit…

— Tu as toujours raison…

Le père Bodrot resta un moment silencieux, puis, soudain, il balbutia d’une voix un peu enrouée :

— Dis-moi, ma petite fille, tu ne te plains pas de ton sort… tu n’es pas fatiguée ?

— Que vas-tu penser là, papa chéri !… Je suis forte, tu le sais, et le travail n’est rien pour moi…

Bodrot eut un soupir de soulagement, puis il reprit :

— Tu sais, nous autres, nous sommes accoutumés aux travaux durs… et nous sommes fiers quand notre femme travaille… Entre hommes, on se vante : ma bourgeoise a fait ceci, la mienne a fait cela… On rentre chez soi et on ne s’inquiète pas souvent de la peine qu’a eue la femme ou la mère, pourvu qu’elle soit là, au poste, et que l’ouvrage soit débité… On se la figure solide comme un roc, comme on l’est soi-même… Quand, un jour, on la voit pâle, il est trop tard… La malheureuse a trimé comme une bête de somme, et elle ne peut plus remonter la côte… Souvent le camarade, au lieu de boire un verre, aurait pu payer une aide à sa compagne, ou bien, comme moi, on fume une pipe de trop et ce tabac économisé aurait pu procurer un adoucissement à celle qui peine près de soi…

Un sanglot refoulé gêna Bodrot.

— Mon petit papa, s’écria Mathilde, n’aie aucun remords… Tu as eu soin de maman, je le sais… Elle était née délicate, grand’mère l’a toujours dit… Maman a été aidée par sa cousine devenue religieuse… et tu as été bon pour elle… Ne te reproche rien… Quant à moi, j’aime ma vie et cela m’ennuierait de mener une existence de grande dame… et je m’arrangerai mieux de Plit que de Gérard, je te l’assure…

Le patron Bodrot se rasséréna.

— Et puis, continua Mathilde, je saurai m’arranger. L’essentiel est de ne pas se laisser dominer… c’est ridicule pour un homme et pitoyable pour une femme… je ferai mes efforts pour établir l’égalité… Nous aurons nos peines ensemble, n’est-ce pas, Germain et moi, eh bien, les décisions et les distractions se passeront en famille…

Ceci dit, Mathilde s’en alla vers la cuisine pour surveiller le dîner.

Elle dressa le couvert, et tout en procédant a ce rite machinal, elle égayait son père :

— Cette demoiselle Laslay est fort gentille, un peu trop douce