Page:Fierens-Gevaert, La renaissance septentrionale - 1905.djvu/184

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Capranica, mais déjà M. Kaemmerer avait fait remarquer que les traits de ce prélat, représentés sur sa pierre tombale à Sienne, n’avaient rien de commun avec ceux du tableau de Vienne. On se retrouvait dans l’incertitude lorsque M. Weale[1] fit connaître la vraie personnalité du modèle de Jean Van Eyck : Nicolas Albergati, créé cardinal par le pape Martin V, titulaire de la basilique de Sainte-Croix de Jérusalem. Né en 1375, Albergati fut à neuf reprises différentes l’ambassadeur du Saint-Siège. Une mission de la plus haute importance lui fut confiée en 1431 ; on le chargea de rétablir la paix entre les souverains d’Angleterre, de France, de Bourgogne. Il visita les Flandres à cette occasion, et fut l’objet des plus grands égards à Lille, puis à Bruges, où il séjourna du 8 au 11 décembre 1431. C’est sans doute à ce moment précis que Jean van Eyck exécuta de lui un premier portrait, une étude à la pointe d’argent conservée au Cabinet des Estampes de Dresde. Ce dessin, d’une extrême finesse, porte une inscription assez étendue ; quelques phrases seulement en ont été déchiffrées ; ce sont des indications de couleurs et M. Weale remarque qu’elles sont écrites dans un dialecte qui n’est employé ni dans les Flandres, ni dans le Brabant et qui doit être le bas-allemand de la ville natale de Jean. On lit des mots comme bleecachtig (blanchâtre), blawes auge (yeux bleus) witclaer (blanc-clair), claer blauachtig (bleu-clair), gelachtig (jaunâtre), die liffden witachtich (les lèvres blanchâtres), roedachtich (rougeâtre). Il est très intéressant de constater que Jean marquait les nuances avec autant de soin que les couleurs fondamentales. Mais l’intérêt technique d’un portrait comme celui du Cardinal de la Sainte-Croix est vite oublié devant la prodigieuse somme de vie contenue dans un si petit espace. Le regard est clair, spirituel, interrogateur et babillard ; les lèvres sont discrètes, onctueuses, élégantes ; le sang court sous l’épiderme flétri et dans les petites veines qui sillonnent la cornée ; les rides du front, les plissures qui rayonnent autour de l’œil, le sourcil relevé comme un trait piquant, l’oreille au lobe un peu lourd, les cheveux rares et embroussaillés sur le sommet de la tête, tous ces détails vivent, racontent l’âme de ce spirituel contemporain des grands humanistes de la première Renaissance, — tandis que sa simarre pourpre froncée de plis droits, et le fond noir du panneau légèrement rehaussé d’azur, nous rappellent la gravité de son état et de ses missions. Présentée de trois quarts, la tête est construite avec une irréprochable exactitude dans la disposition des plans, saillies, creux, lumières, ombres. Le maître traitait la figure humaine

  1. Burlington Magazine. Mai 1903.