Page:Figuier - Les Merveilles de la science, 1867 - 1891, Tome 2.djvu/572

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« Son bras gauche cassé, avec la main presque entièrement dénudée, gisait à côté de lui, les vêtements en lambeaux laissaient, quand j’eus enlevé la tourbe et les terres qui les couvraient, la poitrine à l’état de plaie vive.

« Pendant que je me livrais à ces soins, Montgolfier et Louis Godard arrivèrent ; Montgolfier, tout noir de tourbe, n’avait aucune contusion sérieuse ; Louis Godard avait la cuisse déchirée et les jambes ecchymosées, mais il ne faisait nulle attention à ses blessures et se préoccupait de ce qu’était devenue madame Nadar, qu’on ne retrouvait pas. Il m’apprit que Saint-Félix, en voulant sauter, avait été accroché sous la nacelle et traîné à plat ventre avec ce poids énorme sur lui pendant une courte distance. Saint-Félix respirait ; toutes ses blessures étaient couvertes de linges mouillés. Je demandai à Yon et à Montgolfier d’aller à une maison voisine chercher des gens pour y transporter notre malheureux compagnon ; puis je me dirigeai vers la rivière, où je bus de l’eau à pleines mains et me lavai le visage, car j’étais littéralement couvert de tourbe. Je me relevais, cherchant un endroit pour passer la rivière, quand je vis sur l’autre rive se dresser la tête de Nadar : il était fort pâle et paraissait souffrir beaucoup. Son premier mot, en m’apercevant, fut celui-ci :

— Ma femme ! Où est ma femme ?

« Je ne savais que lui dire, ignorant absolument ce qu’était devenue cette héroïque personne ! À tout hasard, je répondis : Elle est là, près de la nacelle ; cherchez-la !

— Ma femme ! ma femme ! ne cessait-il de crier avec un accent déchirant.

« Pour aller jusqu’à Nadar, il fallait passer la rivière peu large, mais assez profonde en cet endroit. Je fis donc signe à quelques paysans qui nous entouraient de nous prêter assistance. J’avoue que, malgré une pantomime fort expressive, aucun de ces gens ne parut me comprendre. J’employai alors, vis-à-vis d’eux, un moyen que j’ai rarement vu échouer. Je tirai une pièce d’or de mon porte-monnaie, et je la leur montrai. Ô prodige de la compréhension humaine ! À la vue de l’or, chaque paysan se précipita pour m’enlever et me faire passer la rivière sur son dos. Je choisis le plus fort d’entre tous, je m’accrochai à ses épaules, et voilà mon homme qui met un pied, puis deux dans la rivière, puis tout le corps, et nous disparaissons dans un trou.

« On nous repêche aussitôt, et comme toujours, on imagina le moyen de parer la catastrophe après qu’elle avait eu lieu. Les paysans ramassèrent une grande quantité de grosses branches que le ballon avait cassées et firent avec elles un pont volant assez solide pour que moi, Montgolfier et Yon, pussions passer à pied sec sur l’autre rive. Une large allée tracée par la nacelle dans les arbres et les broussailles se présenta ; nous la suivîmes pendant une centaine de pas.

« Là, au milieu d’un abattis prodigieux de branches d’arbres, se trouvaient la nacelle, couchée sur le côté, et le ballon affaissé à terre, presque dégonflé. Devant la nacelle, couchée sur les débris, madame Nadar, à laquelle les deux Godard et Thirion prodiguaient des soins. La malheureuse femme crachait le sang à pleine bouche et se plaignait d’une forte compression de la poitrine. Godard me dit qu’il l’avait trouvée gisante sous la nacelle ; nous nous occupâmes de lui rafraîchir le visage et de la sécher, car ses vêtements étaient trempés d’eau.

« Après ces premiers soins, nous essayâmes de nous rendre compte de la manière dont elle avait été précipitée. Voici ce que nous avons supposé. Arrivée près de la rivière l’Aller, la nacelle subit une secousse qui dut jeter dans l’eau madame Nadar et son mari, et fit rouler ce dernier sur la rive, pendant que madame Nadar, accrochée par ses vêtements à la claie d’osier, dut être entraînée par la nacelle jusqu’au moment où celle-ci fut brusquement arrêtée par un amas de gros arbres.

« Le choc amena probablement une secousse qui eut pour premier effet de jeter madame Nadar à terre, et pour second, la nacelle reprenant position, de la faire glisser sous l’énorme masse. C’est ainsi, je le répète, sous toutes réserves, que j’explique cette dernière chute. Avec l’aide des paysans, j’arrachai deux des cloisons intérieures de notre maison d’osier, ce qui nous procura deux civières assez confortables pour transporter les deux blessés ; au même instant, une longue charrette arriva pleine de paille. Nadar et sa femme y furent couchés et dirigés vers un endroit qui paraissait avoir été désigné d’avance aux paysans.

« Cela fait, nous nous occupâmes un peu de nous ; les Godard n’avaient rien perdu de leur énergie, non plus que Thirion ; moi, je m’affaissai près de la nacelle, et dans un mouvement que je fis pour me retenir, en étendant le bras, ma main rencontra une bouteille assez pesante. Je la tirai du milieu des débris, c’était une bouteille de Champagne, intacte et toute trempée d’eau. Louis Godard la déboucha, et ma foi ! à la guerre comme à la guerre, nous bûmes à plein goulot. Ce vin nous fut un excellent cordial ; il nous donna la force de nous acheminer vers l’endroit de la forêt où nos trois principaux blessés avaient été transportés.

« Cet endroit, fort pittoresque, était un petit pavillon de chasse bâti en briques et en charpente, situé au milieu d’une rotonde qu’entouraient de gigantesques sapins. Les blessés avaient été couchés dans le pavillon, par les ordres du gouverneur du district ; cet excellent homme, à la première rumeur qui se répandit de l’événement, était accouru avec sa femme qui parlait français et les domestiques, pour organiser les premiers secours. Il avait fait flamber un bon feu dans le pavillon, il en fit allumer un autre dehors avec des broussailles sèches.

« Les deux Godard, Montgolfier et moi, nous nous