Page:Figuier - Les Merveilles de la science, 1867 - 1891, Tome 2.djvu/684

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que vous dormez à l’heure qu’il est ? » Comme l’apprenti ne répondait point, on se détermina à aller chercher son père, qui seul, en pareil cas, avait quelque puissance sur lui. Arthur Walker resta donc dans le même état environ vingt minutes. Quand son père arriva et lui releva la tête, il était mort. On essaya de le saigner, on tenta même la respiration artificielle à l’aide d’un soufflet introduit par une ouverture dans la trachée, mais tout fut inutile.

Ces deux accidents s’étaient suivis à deux jours d’intervalle ; quinze jours après, un malheur du même genre venait effrayer les médecins américains.

Mistress Martha Simmons, âgée de trente-cinq ans et jouissant d’une bonne santé, éprouvait à la face et dans l’oreille quelques douleurs que l’on rapportait à l’existence d’une dent cariée. Le 23 février, elle se mit en route, et fit à pied trois quarts de mille pour aller chez son dentiste se faire arracher quelques racines de dents. Elle fut soumise à l’inhalation du chloroforme, en présence de deux dames de ses amies, qui rapportèrent ensuite les détails suivants :

« Les mouvements respiratoires paraissaient se faire librement ; la poitrine se soulevait. Mais après quelques inhalations, la face devint pâle. Au bout d’une minute environ, le dentiste appliqua ses instruments, et ôta quatre racines de dents. La malade poussa un gémissement, et manifesta, pendant l’opération, des indices de souffrance, sans proférer cependant une parole, ni donner aucun signe de connaissance. Après l’extraction de la dernière racine, c’est-à-dire environ deux minutes après le commencement de l’inhalation, la tête se tourna de côté, les bras se roidirent légèrement et le corps se rejeta un peu en arrière. Dans ce moment, mistress Pearson, l’une des assistantes, ayant mis le doigt sur le pouls, observa qu’il était faible, et presque immédiatement il cessa de battre ; la respiration cessa à peu près en même temps. La figure, de pâle qu’elle était d’abord, devint livide ; les ongles des doigts prirent la même teinte ; la mâchoire inférieure s’abaissa ; la langue fit une légère saillie à l’un des coins de la bouche ; et les bras tombèrent dans un relâchement complet. Les deux dames la considérèrent alors comme morte. On fit de vains efforts pour la rappeler à la vie : ammoniaque sous les narines, eau froide jetée à la figure, application de moutarde, d’eau-de-vie, etc. On finit par la transporter de la chaise où elle était, sur un sopha ; elle ne donna ni un signe de respiration, ni un signe de vie. »

Walter Badger, âgé de vingt-trois ans, jouissait habituellement d’une bonne santé bien qu’il se plaignît fréquemment de violents battements de cœur. Le 30 juin 1848, il se présenta chez M. Robinson, dentiste, pour se faire arracher plusieurs dents. Il désirait être endormi par le chloroforme, bien que son médecin, dit Malgaigne, l’en eût dissuadé, en raison de sa maladie du cœur. M. Robinson le soumit donc à l’appareil à éthérisation : le patient aspira la vapeur de chloroforme pendant environ une minute ; il dit alors qu’il croyait que le chloroforme n’était pas assez fort. Le dentiste le quitta pour aller chercher son flacon et remettre un peu de liquide dans l’appareil. Walter Badger fut ainsi laissé environ trois quarts de minute ; dans ce court espace de temps, sa main tomba, abandonnant l’appareil qu’il tenait lui-même, la tête s’inclina sur la poitrine ; il était mort. M. Robinson lui tâta le pouls, envoya en toute hâte chercher le docteur Waters, qui essaya la saignée, et ne put obtenir qu’une demi-cuillerée d’un sang très-noir. Pendant une demi-heure, on tenta l’inspiration artificielle, les frictions et d’autres remèdes, le tout en vain.

Une enquête fut ouverte à l’occasion de ce fait qui constitue, sans aucun doute, l’un des plus sérieux arguments contre le chloroforme, car rien ici ne peut être attribué à l’asphyxie. Lorsque Walter Badger tomba, il n’avait cessé d’aspirer le chloroforme, et, selon le récit officiel de l’événement, « une minute avant de tomber, le patient parlait et riait. » Cependant le jury déchargea M. Robinson de la responsabilité de ce malheur.

Là s’arrête la liste funèbre recueillie par Malgaigne dans les journaux anglais. Nulle catastrophe de ce genre n’avait encore été observée en France avec le chloroforme.