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et quand les vents soufflent en tempête, les lames y déferlent avec une violence extraordinaire. On comprend que ce ne fut pas chose aisée que d’élever en pareil lieu un monument inébranlable.

Ce sera l’honneur de M. Léonce Reynaud, alors simple ingénieur des ponts et chaussées, aujourd’hui directeur du service des phares, et de l’École des Ponts et Chaussées, d’avoir mené à bonne fin un travail qui fait depuis trente ans l’étonnement du vulgaire et l’admiration des hommes de l’art.

Nous trouvons dans le Magasin pittoresque, une lettre qui renferme une description très-intéressante du phare de Bréhat. Nous la reproduirons comme la peinture la plus exacte de ce monument admirable, véritable triomphe du génie de l’homme sur la nature.

« J’avais, écrit l’auteur de l’article du Magasin pittoresque, une lettre de recommandation pour M. Bourdeau, conducteur des ponts et chaussées à Tréguier, un de ces hommes modestes, probes, dévoués au devoir, comme nos administrations en cachent tant, et qui, après avoir habité cinq ans sur ces affreux rochers, avec son ingénieur, pour la construction du phare, est demeuré chargé de sa surveillance. Au nom du phare, son regard s’anima, et il voulut lui-même me conduire. Le temps était assez beau ; nous descendîmes tranquillement le Tréguier sur un bateau avec le flot de jusant, et arrivâmes à la pointe d’Enfer, à l’embouchure de la rivière. Nous trouvâmes enfin le pilote. La mer commençait à se relever, et le canot échoué sur la plage, allait bientôt se trouver à flot. Le pilote cependant, n’avait pas l’air trop en train. Il regardait la mer et ne disait rien. À toutes mes questions : « Mais enfin, n’y a-t-il pas moyen de partir ? Ne pouvons-nous pas atteindre le phare avant la nuit ? » il se contentait de répondre des « si fait, si fait, » un peu brefs. Je savais par expérience qu’il ne faut jamais trop presser les pilotes, car il suffit souvent de leur commander une chose pour qu’ils la fassent, dès qu’il n’y a pas impossibilité manifeste qu’elle réussisse. J’allai donc prendre dans les alentours quelques informations, et comme j’appris que le bonhomme faisait en ce moment sa moisson, je m’imaginai que de là venait le peu de faveur que trouvaient près de lui mes goûts nautiques. Je lui dis donc nettement : « Eh bien, s’il y a moyen d’arriver, partons. » Il me demanda la permission de prendre son frère, gaillard robuste, et nous partîmes.

« Une heure et demie après, nous arrivions à la tour. Je n’oublierai jamais ce spectacle. En même temps que le flot, le vent s’était élevé ; les courants chargés de grosses vagues se précipitaient entre les rochers comme des cataractes ; les dentelures que l’eau n’avait pas encore recouvertes, frappées de coups terribles, faisaient un fracas à ne pouvoir s’entendre ; tout était en ébullition : il faut que vous sachiez que, sur ce point, le flux, dans ses six heures, fait monter la mer d’environ quarante pieds. Figurez-vous donc, quand le vent s’en mêle, ce qui peut résulter d’un pareil phénomène en présence d’une rangée de rochers qui barrent le passage. Mais le plus extraordinaire, c’était cette tour, qui de loin nous paraissait une aiguille, et qui maintenant nous écrasait sous son énorme masse dont nous contemplions, la tête renversée en arrière, le riche et ferme couronnement. Son pied trempait déjà, et les lames, déferlant contre la base, semblaient ensuite ramper tout du long en la léchant, jusqu’à ce que, parvenues à une certaine hauteur, le vent les projetât en avant par grandes écumes blanches. Les gardiens qui, à notre approche, s’étaient montrés sur la porte avec des rouleaux d’amarres à nous lancer, avaient bientôt été obligés de battre en retraite et de fermer leur panneau de bronze que la mer faisait mine de vouloir enfoncer, tant elle y frappait à chaque fois qu’elle jaillissait jusque-là. Pour le moment il n’y avait pas moyen de songer à entrer. Autant aurait valu essayer d’accoster une de ces horribles dents que nous apercevions autour de nous, et que la mer, dans ses oscillations, couvrait et découvrait alternativement. Notre pauvre barque, si solide qu’elle fût, se serait brisée comme un pot de terre. Au fond, la tour n’était en effet qu’un rocher artificiel. « Pour celui-là, me dit le pilote, il durera, je vous assure, plus longtemps que les autres. » Il disait vrai, car les rochers ont toujours quelques fissures dans lesquelles la mer frappe comme un coin, jusqu’à ce qu’elle ébranle enfin toute la masse et la démolisse, tandis que la surface du phare, parfaitement lisse, ne lui laissait à mordre nulle part. Le pilote, qui connaissait toutes les passes de ces parages comme les ruelles d’un quartier, et qui gouvernait à côté des roches dont nous découvrions à chaque instant la pointe noire dans le creux de la vague, au-dessous de nous, avec la même tranquillité qu’un cocher de cabriolet qui tourne une borne au coin de la rue, nous amena dans un petit canal un peu plus abrité que le reste, à une centaine de pas du monument, et nous mouillâmes. Mais son ancre chassait à mesure que l’eau montait, et il me déclara bientôt que la position n’était pas tenable. Mon mécontentement contre cette force majeure était visible. Il me proposa alors de tenter une dernière ressource qui était d’approcher un peu davantage, de manière à pouvoir jeter une amarre sur un poteau qui avait servi, je crois, pour une grue, dans la construction du phare, et qui avait été si bien planté