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SOUVENIRS INTIMES

Je dois la plupart des faits relatifs à l’enfance de mon oncle à ce que m’en a raconté la vieille bonne qui l’a élevé, morte trois ans après lui, en 1883. Aux familiarités permises avec l’enfant avaient succédé chez elle un respect et un culte pour son maître. Elle était « pleine de lui », se rappelant ses moindres actions, ses moindres paroles. Quand elle disait : « Monsieur Gustave », elle croyait parler d’un être extraordinaire. Ceux qui l’ont connu apprécieront la part de vérité contenue dans l’admiration naïve de la vieille servante.

Gustave Flaubert avait quatre ans lorsque Julie vint à Rouen en 1825 au service de mes grands-parents. Elle était du village de Fleury-sur-Andelle, situé dans cette jolie vallée toute souriante qui s’étend de Pont-Saint-Pierre au gros bourg de Lyons-la-Forêt. La côte « des Deux-Amants » en protège l’entrée ; çà et là des châteaux, l’un entouré d’eau avec son pont-levis, puis la superbe propriété de Radepont, les ruines d’une vieille abbaye, et des bois tout autour sur les collines.

Ce pays charmant est fertile en vieilles histoires d’amour et de revenants. Julie les connaissait toutes ; c’était une habile conteuse que cette simple fille du peuple douée d’un esprit naturel fin et très plaisant. Ses parents de père en fils étaient postillons, assez mauvais sujets et fort buveurs.

Gustave, tout petit, s’asseyait près d’elle des journées entières. Pour l’amuser, Julie joignait à toutes les légendes apprises au foyer le souvenir de ses lectures, car, retenue au lit pendant un an par un mal de genou, elle avait lu plus qu’une femme de sa classe. L’enfant était d’une nature tranquille, méditative, et d’une naïveté dont il conserva des traces toute sa vie. Ma grand’mère m’a raconté qu’il restait de longues heures un doigt dans sa bouche, absorbé, l’air presque bête. À six ans, un vieux domestique qu’on appelait Pierre, s’amusant de ses innocences, lui disait