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DE GUSTAVE FLAUBERT.

certain temps. On dirait que nous ne sommes faits que pour supporter une certaine dose de beau ; un peu plus nous fatigue. Voilà pourquoi les natures médiocres préfèrent la vue d’un fleuve à celle de l’Océan, et pourquoi il y a tant de gens qui proclament Béranger le premier poète français. Ne confondons pas, du reste, le bâillement du bourgeois devant Homère, avec la méditation profonde, avec la rêverie intense et presque douloureuse qui arrive au cœur du poète, quand il mesure les colosses et qu’il se dit navré : O altitudo ! Aussi j’admire Néron : c’est l’homme culminant du monde antique ! Malheur à qui ne frémit pas en lisant Suétone ! J’ai lu dernièrement la vie d’Héliogabale dans Plutarque. Cet homme-là a une beauté différente de celle de Néron. C’est plus asiatique, plus fiévreux, plus romantique, plus effréné : c’est le soir du jour, c’est un délire aux flambeaux. Mais Néron est plus calme, plus beau, plus antique, plus posé, en somme supérieur. Les masses ont perdu leur poésie depuis le Christianisme. Ne me parlez pas des temps modernes, en fait de grandiose. Il n’y a pas de quoi satisfaire l’imagination d’un feuilletoniste de dernier ordre.

Je suis flatté de voir que vous vous unissez à moi dans la haine du Sainte-Beuve et de toute sa boutique. J’aime par-dessus tout la phrase nerveuse, substantielle, claire, au muscle saillant, à la peau bistrée : j’aime les phrases mâles et non les phrases femelles, comme celles de Lamartine, fort souvent, et, à un degré inférieur, celles de Villemain. Les gens que je lis habituellement, mes livres de chevet, ce sont Montaigne, Rabelais, Régnier, La Bruyère et Le Sage. J’avoue que