Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 1.djvu/202

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
154
CORRESPONDANCE

j’adore la prose de Voltaire et que ses contes sont pour moi d’un ragoût exquis. J’ai lu Candide vingt fois ; je l’ai traduit en anglais et je l’ai encore relu de temps à autre. Maintenant je relis Tacite. Dans quelque temps, quand j’irai mieux, je reprendrai mon Homère et Shakespeare. Homère et Shakespeare, tout est là ! Les autres poètes, même les plus grands, semblent petits à côté d’eux.

Il doit m’arriver ces jours-ci un canot du Havre. Je voguerai sur la Seine à la voile et à l’aviron. Voilà la chaleur qui vient ; je vais bientôt me dénuder et nager. Vous voyez de là mes seuls plaisirs.

Il m’est arrivé un grand malheur. On m’a perdu une pipe dans mon déménagement de la rue de l’Est : un beau tuyau noir rapporté de Constantinople et dans lequel j’ai fumé pendant sept ans. C’est avec lui que j’ai passé les meilleures heures de ma vie. N’est-ce pas un épouvantable chagrin de le savoir perdu, profané ! Vous qui comprenez l’existence horizontale, sentez-vous toute la perte de ces mille charmants souvenirs que me donnait ce vieux tuyau ? ce pauvre tuyau qui m’avait soutenu dans mes jours de mélancolie, qui avait partagé ma joie dans mes jours heureux.

Ce brave Maxime ! le voilà parti ! Quand reviendra-t-il ? Son voyage va nous sembler long. N’importe, il sera, je crois, si utile, que nous devons être contents qu’il le fasse. Nous le trouverons vieilli et mûri à son retour. Il s’écoulera, comme on dit, bien de l’eau sous le pont d’ici là. N’oubliez pas de m’envoyer exactement ses lettres, celles qui me seront adressées, et de me dire toutes les fois que vous en aurez reçu des nouvelles. Par