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CORRESPONDANCE

lent sous le rapport matériel, a été trop brute sous le rapport poétique pour désirer le prolonger plus loin. J’aurais eu à Naples une sensation trop exquise pour que la pensée de la voir gâter de mille façons ne fût pas épouvantable. Quand j’irai, je veux connaître cette vieille antiquité dans la moelle ; je veux être libre, tout à moi, seul, ou avec toi, pas avec d’autre ; je veux pouvoir coucher à la belle étoile, sortir sans savoir quand je rentrerai ; c’est alors que, sans entrave ni réticences, je laisserai ma pensée couler toute chaude parce qu’elle aura le temps de venir et de bouillir à l’aise ; je m’incrusterai dans la couleur de l’objectif et je m’absorberai en lui avec un amour sans partage. Voyager doit être un travail sérieux ; pris autrement, à moins qu’on ne se saoule toute la journée, c’est une des choses les plus amères et en même temps les plus niaises de la vie. Si tu savais tout ce qu’involontairement on fait avorter en moi, tout ce qu’on m’arrache et tout ce que je perds, tu en serais presque indigné, toi qui ne t’indignes de rien, comme « l’honnête homme » de La Rochefoucauld. J’ai vu vraiment une belle route, c’est la Corniche, et je suis maintenant dans une belle ville, une vraie belle ville, c’est Gênes. On marche sur le marbre, tout est marbre : escaliers, balcons, palais. Ses palais se touchent les uns aux autres ; en passant dans la rue on voit ces grands plafonds patriciens tout peints et dorés. Je vais beaucoup dans les églises, j’entends chanter et jouer de l’orgue, je regarde les moines, je contemple les chasubles, les autels, les statues. Il fut un temps où j’aurais fait beaucoup plus de réflexions que je n’en fais maintenant (je ne sais