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DE GUSTAVE FLAUBERT.

disais-je, « enlevé, ravi, ou l’a-t-on violé, et ensuite, ne pouvant plus supporter le poids d’une existence désormais flétrie, aurait-il plongé dans son sein le fer homicide ? » C’est pour te dire qu’une autre fois je t’engage à m’envoyer tes réponses plus promptement, car j’avais peur que tu ne fusses malade et j’hésitais à écrire aux Andelys pour avoir de tes nouvelles.

Eh bien ! des nouvelles, je n’en sais guère, car je vis comme un ours, comme une huître à l’écalle [sic]. À propos d’huître, j’ai lu tantôt dans Shakespeare que l’âme est une huître enfermée dans le corps, qui est son écalle, qu’elle traîne avec peine. Ainsi la comparaison n’est pas si mauvaise. Voilà donc ce que je sais de plus intéressant à te narrer. Je crois (c’est mon père qui croit avoir reçu un billet de faire part) que notre ami intime le sieur Malleux est marié. Hé hé hé ! qu’en dis-tu ? Il pleut des mariages, il grêle des hyménées, c’est un déluge de morale ! […]

[…] Ce que je redoute étant la passion, le mouvement, je crois, si le bonheur est quelque part, qu’il est dans la stagnation ; les étangs n’ont pas de tempêtes. Mon pli est à peu près pris, je vis d’une façon réglée, calme, régulière, m’occupant exclusivement de littérature et d’histoire. J’ai repris le grec, que je continue avec persévérance, et mon maître Shakespeare, que je lis toujours avec un amour toujours croissant. Je n’ai jamais passé d’années meilleures que les deux qui viennent de s’écouler, parce qu’elles ont été les plus libres, les moins gênées dans leur entournure. J’y ai sacrifié beaucoup, à cette liberté ; j’y sacrifierais plus encore. Ma santé n’est ni pire, ni meilleure ; c’est